lundi 20 juin 2016

Dans la revue canadienne du Québec : "L'actualité" un très bel article sur cette femme qui , la premère parmi toutes, s'est lancée dans la fondation de la pédiatrie !




Quand l’oubli devient scandale

Elle a été la première médecin canadienne-française. Elle a contribué à fonder les hôpitaux Sainte-Justine et de l’Enfant-Jésus de Québec. Pourtant, Irma LeVasseur est morte dans l’indifférence…

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(photo: Archives de l’hôpital de l’Enfant-Jésus)

Il est des destins inexplicables. Celui de la Dre Irma LeVasseur étonne encore. Comment, de son vivant, a-t-on pu passer à côté d’une pareille femme ? Comment pouvons-nous aujourd’hui ignorer sa contribution ?
Irma LeVasseur vint au monde en 1878, dans une famille fort originale de Québec. Sa mère était cantatrice et son père musicien, écrivain et journaliste. Après des études au couvent Jésus-Marie de Sillery, puis à l’École normale de Laval, la jeune Irma montra une passion pour la médecine. Or, en 1896, une femme médecin, cela n’existait pas. L’affaire était impensable et l’establishment médical s’y opposait absolument. En 1860, l’Américaine Elizabeth Blackwell avait lutté pour que la médecine ouvre ses portes aux femmes. En Angleterre, Elizabeth Garrett avait mené le même combat. Au Canada, il y avait depuis 1883, à Kingston, le Women’s Medical College, qui sera intégré à l’Université de Toronto en 1906. Mais la réputation de la formation qu’on y donnait était constamment attaquée. On disait que l’établissement ne formait pas de vrais médecins. Nous sommes à l’époque où les portes des universités étaient fermées aux femmes, toutes disciplines confondues. Rappelons qu’en 1900, au Canada, les femmes n’étaient pas des « personnes », au même titre que les Sauvages, les Chinois, les Japonais, les criminels et les fous.
À défaut de pouvoir le faire au Québec, Irma LeVasseur alla étudier la médecine à l’Université du Minnesota, à Saint Paul, en 1896. En 1900, elle fut diplômée médecin, avec droit de pratiquer aux États-Unis. Jusqu’en 1903, elle exerça à New York, aux côtés de Mary Putnam Jacobi, médecin respectée et défenseure des droits des femmes. Puis, Irma revint au Québec et dut plaider sa cause à l’Assemblée législative pour faire reconnaître son diplôme. Une loi privée du 25 avril 1903 l’autorisa à exercer son métier. Elle devenait donc la première médecin canadienne-française. Au Québec, trois anglophones l’avaient précédée : Maud Abbott, Grace Ritchie et Elizabeth Mitchell.
Les femmes médecins étaient cantonnées en pédiatrie, en gynécologie et en obstétrique. Mais cela ne pouvait mieux tomber : la Dre LeVasseur s’intéressait principalement aux conditions de vie des enfants à Montréal, conditions qui étaient tragiques au début du 20e siècle. La ville était en pleine croissance et recevait beaucoup de ruraux, qui venaient travailler dans les manufactures. Les familles étaient nombreuses, et le taux de mortalité infantile se rapprochait de celui que l’on trouve aujourd’hui dans les pays les plus pauvres de la planète : 271 enfants sur 1 000 mouraient en bas âge. Poliomyélite, affections des os, tuberculose, problèmes d’hygiène et d’alimentation, les maladies infantiles faisaient des ravages. Québec n’était pas en reste en matière de grande misère : pauvreté des quartiers ouvriers, épidémies liées à la vocation portuaire de la ville, fatalisme et insensibilité collective.
Or, il n’y avait pas d’hôpitaux pour les enfants francophones à Montréal ni à Québec. Le Dr Joseph-Edmond Dubé avait péniblement implanté le programme des Gouttes de lait, en 1901. Les anglophones avaient plus de moyens : en 1890, le General Hospital de Montréal avait une clinique pour enfants, et le Children’s Memorial Hospital ouvrait ses portes vers 1904.
Irma LeVasseur était une femme menue et délicate. Mais elle était volontaire, indépendante, dotée d’une force au long cours et d’une très grande persévérance. Elle fut toujours fidèle à sa vocation : s’occuper des enfants malades, s’attaquer à la situation inacceptable dans laquelle se trouvaient les familles pauvres. De 1903 à 1905, elle travailla surtout à la crèche de la Miséricorde, destinée aux enfants des filles-mères.
De 1905 à 1907, Irma LeVasseur se spécialisa en pédiatrie et en chirurgie à Paris, puis en Allemagne. De retour à Montréal, elle conçut le projet d’un hôpital pour enfants. Elle intéressa trois médecins à sa cause et sensibilisa une certaine dame Thibaudeau. Cette dernière la mit en relation avec Justine Lacoste, épouse de l’une des grandes fortunes de Montréal, Louis de Gaspé Beaubien, courtier et banquier. Justine Lacoste donna son appui au projet, permettant ainsi la création de l’Hôpital Sainte-Justine, aménagé dans une modeste maison de la rue Saint-Denis, à l’angle de la rue Cherrier. La Dre Irma gardait chez elle un petit enfant malade, Roland Brisebois, qui deviendra le premier patient de l’hôpital.
Irma sera du premier conseil d’administration. Mais elle quittera Sainte-Justine dès 1908, apparemment pour reprendre son service à la crèche de la Miséricorde. Il semble qu’elle ne se soit pas bien entendue avec les administrateurs. Il sera apparent, tout le long de sa carrière et de sa vie, que la Dre Irma n’avait ni le sens des affaires, ni le sens de l’argent, ni le tact, ni le flair politique pour survivre dans les administrations.
En 1915, elle répondit à la demande de la Serbie, où se jouait une grande tragédie humanitaire pendant la Première Guerre. Elle faisait partie d’un petit groupe de cinq médecins volontaires qui allaient combattre une épidémie de typhus dans les Balkans. Elle était, bien sûr, la seule femme du groupe. Les conditions étaient extrêmement dangereuses. Irma la frêle restera deux ans sur le front de cette tragédie, qui coûtera la vie à 700 000 personnes. Ses collègues reviendront plus tôt, épuisés.
Puis, en 1918, elle se rendit en France, où elle travailla pour la Croix-Rouge. Elle y restera deux ans, avant de venir à New York, toujours pour la Croix-Rouge. Irma n’abandonnera jamais ses contacts à New York et elle retournera souvent y travailler. En 1922, elle était de retour au Québec après une longue absence. Elle s’installa dans sa ville natale, où, encore une fois, elle aura le projet de mettre sur pied un hôpital pour enfants. Elle convaincra le Dr René Fortier, pédiatre de grande réputation et professeur à l’Université Laval.
Le 22 décembre, Irma LeVasseur achetait une somptueuse résidence située sur la Grande Allée (où se trouve aujourd’hui le complexe H, en face du parlement), pour un coût de 30 000 dollars. En 1922, c’était une somme ! Dans l’esprit d’Irma, cet édifice serait l’hôpital pour enfants. Nous assistons alors à la fondation de l’Hôpital de l’Enfant-Jésus de Québec. Toutefois, le modèle se répète : Irma LeVasseur ne s’entendit pas avec les administrateurs et on l’écarta rapidement du conseil. Irma paiera cher son indépendance. Elle perdit une fortune dans la revente de la maison. Lentement, elle se ruinait. Malgré tout, elle mit sur pied une pouponnière, établissement qu’elle dut laisser tomber, car ses difficultés financières la rattrapèrent. Elle finira par échafauder un dernier projet, une école pour les enfants infirmes à Québec, aujourd’hui connue sous le nom de Centre Cardinal-Villeneuve.
En 1939, la Dre Irma travailla pour l’armée canadienne ; elle faisait les examens médicaux des recrues féminines au manège militaire. Après la guerre, elle se retira dans sa petite maison de la rue de l’Artillerie, où elle passa les 20 dernières années de sa vie dans la pauvreté, le dénuement et l’oubli.
Irma est morte le 15 janvier 1964. Elle était seule, ne s’étant jamais mariée. Des parents éloignés lui apportaient parfois des conserves pour qu’elle puisse se nourrir. Elle vivait en recluse, lisait des livres et des journaux, ne s’occupait ni de sa personne ni de sa maison. Comble de l’opprobre et de l’ignominie, on l’avait internée manu militari à l’hôpital des fous de Québec. Son combat juridique pour sortir de Saint-Michel-Archange fut la dernière bataille de la Dre LeVasseur. Preuve fut faite qu’on l’avait maltraitée sans raison ni diagnostic, rien que pour se débarrasser d’une vieille qui vivait seule, que nul ne respectait ni ne connaissait.
Ainsi est morte dans l’indifférence cette grande figure historique du siècle. L’écrivaine Pauline Gill vient de lui consacrer deux livres, Docteure Irma : La louve blanche et L’indomptable (Québec Amérique). Il serait essentiel de poursuivre son travail et de redonner à Irma LeVasseur la place qui lui revient dans l’histoire

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