jeudi 5 juillet 2018

Prise de position sur "la critique de la critique critique", sur les prétentions au cynisme , au nihilisme , à l'objectivisme économiciste tout comme à l'objectivisme utilitariste : prendre position sans rejeter le "bon" le "beau" , le "juste" dès lors qu'ils renvoient à une saisie positive et anti-capitaliste du monde ..."


Revue du MAUSS

2018/1 (n° 51)

  • Pages : 434
  • ISBN : 9782348036064
  • DOI : 10.3917/rdm.051.0005
  • Éditeur : La Découverte


Pages 5 - 25 Article suivant

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Cinquante numéros de la Revue du Mauss semestrielle, vingt-cinq ans de parution [1][1] Avec les vingt-cinq numéros du Bulletin du MAUSS et..., ça n’est pas rien ! Il faut, avec ce numéro 51 (prélude à cinquante nouveaux numéros ?), célébrer dignement cette longévité inattendue et, pour cela, prendre tous les risques. Parce que le MAUSS critiquait, et critique toujours, ce qu’il appelle l’« axiomatique de l’intérêt » et, a fortiori, parce qu’il montre comment le rapport social trouve son origine dans le don (ou, plus précisément, dans ce que Marcel Mauss appelait la triple obligation de donner, recevoir et rendre), nos critiques ont souvent fait semblant de croire que nous affirmions que les actions humaines sont motivées par l’altruisme et que dans ces actions n’entrerait aucune part d’intérêt. Allégations bien évidemment paresseuses, pour ne pas dire mensongères, puisque nous passons notre temps à mettre en lumière l’ambivalence du don, sa multidimensionnalité, son caractère « hybride », comme disait Mauss.
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Avec ce numéro 51, nos critiques pourront s’en donner à cœur joie. En mettant en exergue le bon, le juste et le beau, et en laissant entendre que nous ne pouvons pas nous passer d’y aspirer, nous savons bien en effet que nous nous opposons à toute la dynamique de la pensée moderne qui, selon des modalités et à des degrés divers, se caractérise par la critique et la déconstruction permanente qu’elle fait subir à toutes ces notions, dont elle semble avoir la tentation de se débarrasser radicalement in fine, au moins tendanciellement. Après Machiavel expliquant qu’il importe peu que le prince soit bon ou juste pourvu qu’il donne l’apparence de l’être, c’est Hobbes qui sonne le glas de tout ce à quoi les humains avaient cru jusque-là en affirmant l’inexistence et l’irréalité du « souverain bien » des Anciens. L’ordre social ne peut donc plus être fondé sur le bien ou le bon, notions toutes subjectives et dont la recherche est, selon l’auteur du Léviathan, facteur de guerres civiles, mais uniquement sur l’intérêt bien compris. Ou plutôt, Hobbes l’avait parfaitement compris, sur la quête ininterrompue et sans fin de la satisfaction d’intérêts fugaces. Dans ce sillage, toute la pensée moderne s’est déployée comme une pensée du soupçon. Avec les moralistes français, bien sûr, avec l’utilitarisme, avec l’économie politique anglaise, avec Marx, Nietzsche, Freud et avec, désormais, la posture constructiviste-déconstructionniste généralisée qui fait office de vulgate pour tous les jeunes chercheur(e)s en science sociale ou en philosophie.
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Impossible, bien sûr, de ne pas accepter l’héritage de cette pensée critique. Mais il devient urgent de se demander si, devenue ritournelle quasi mécanique, elle n’a pas épuisé une part essentielle de sa fécondité. Ou si, pire encore, elle n’est pas devenue largement contre-productive. En effet, d’abord déployée à des fins d’émancipation – émancipation des illusions religieuses ou morales, émancipation de toutes les formes de domination, politique, économique ou symbolique –, on ne voit que trop les affinités électives qu’elle entretient désormais, fût-ce à son corps défendant, avec le néolibéralisme, i. e. avec le capitalisme rentier et spéculateur, extraordinaire machine à détruire toutes les formes de socialité instituées. Avec l’extension planétaire de son règne, Marx et Engels l’avaient déjà parfaitement exprimé dans le Manifeste du Parti communiste, tout – le bon, le juste, le beau – part en fumée et se dissout dans l’air. Dans l’air de la spéculation financière, parfait doublon de la spéculation conceptuelle critique critique, cette critique stérile et impuissante que dénonçaient Marx et Engels, dans La Sainte Famille, livre d’abord intitulé puis sous-titré, avec ironie, Critique de la critique critique (1845).
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Bien sûr, répétons-le, toutes les réflexions critiques sur les idées mêmes de beau, de bon, de bien ou de juste doivent être connues, intégrées et assumées. Mais si nous voulons avoir une chance de proposer une alternative effective au néolibéralisme et au capitalisme rentier et spéculatif, alors il nous faut rompre une bonne fois, non avec la critique, toujours nécessaire, mais avec la posture criticiste systématique (plus « critique », plus « révolutionnaire », plus « radical », etc., que moi… tu meurs !) et accepter une certaine réalité du beau, du bon, du bien et du juste. Ou, à tout le moins, les conserver avec ferveur à titre d’idéaux régulateurs. Ou encore, si nous voulons nous donner une vraie chance de sauver le monde des périls qui l’assaillent, un monde si violemment menacé, alors il nous faut apprendre à nous réconcilier avec lui et à voir sa beauté. Pourquoi, à quoi bon entreprendre sinon pour le sauver ?
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Quelque part, Pierre Bourdieu explique que, dans une ère précritique, on voit un prêtre et on se dit : Tiens ! Un prêtre ! Dans une ère critique, on ne voit plus le prêtre mais l’homme d’un appareil de pouvoir et de tromperie. Dans un troisième temps, enfin, qu’on pourrait qualifier de postcritique, on voit un prêtre malgré tout. Salutaire mise en garde contre un criticisme dévastateur, qui risque de tout emporter sur son passage. Apprenons donc à essayer de voir le beau, le bon, le bien, le vrai et le juste malgré tout.

Ombres et Lumières ou la dialectique de la critique

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Avant de cheminer vers cette « postcritique », peut-être est-il utile de clarifier l’idée même de critique. Il n’est pas illégitime, comme le suggère Michael Walzer [1996], de considérer que la critique et, plus précisément, la critique sociale, est aussi vieille que l’histoire de l’humanité. Après tout, des prophètes de l’ancienne Israël à Socrate (et à ses adversaires, les sophistes), mais aussi aux satiristes romains, aux frères prêcheurs du Moyen Âge et aux humanistes de la Renaissance, légion sont ceux qui, selon la définition de Walzer du rôle spécifique du critique, ont proposé de « faire la description de ce qui ne va pas de manière à suggérer un remède » [ibid., p. 22].
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Pour autant, le terme de critique n’émerge véritablement qu’au xviiie siècle, ce siècle du « règne de la critique » [Koselleck, 1979], le siècle des Lumières. Et il importe de souligner que le premier foyer de la critique fut en premier lieu celui du monde l’art. Le critique qui, au siècle suivant, allait se professionnaliser avec le développement de la presse, était d’abord l’« arbitre des arts », l’Aufklärer du public, à la fois son pédagogue et son représentant. La critique pouvait ainsi incarner un jeu subtil entre ombres et lumière : éclairer le libre jugement profane pour le sortir de la pénombre des traditions, des institutions qui fixaient alors les codes et canons du beau [2][2] Comme le rappelait Habermas, « c’est au sein des institutions.... Plus généralement, et au-delà du seul champ artistique, par la critique éclairée des dogmes tant religieux et moraux qu’esthétiques, mais aussi, au nom du principe de publicité, par la mise au jour des obscurs secrets d’État, la critique n’avait d’autre fin, comme y invitait Kant, que de faire sortir les hommes de l’état de minorité. Critique généreuse, serions-nous tentés de dire, comme si « rendre publique » quelque œuvre que ce soit relevait d’une obligation de donner au public et d’abonder au patrimoine commun du savoir et de la culture ; comme si « publier » signifiait, d’abord, participer au bien public par le moyen de la publication ; comme si, en quelque sorte, le travail de ce que l’on appellera, au sens très large, la « République des Lettres » constituait une sorte de « service public » spécifique [Merlin, 1994, p. 117]. Autrement dit, de la tradition humaniste aux Lumières, il n’est pas illégitime de lire le travail critique avant tout comme don, manifestation d’une amitié publique – sous des formes où le réquisitoire et la satire ne tarissent pas l’éloge.
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Suggérer que cette lucidité, ces lumières de la critique, puisse aujourd’hui s’aveugler et nous aveugler invite à faire l’hypothèse qu’à l’instar de la raison et de sa dialectique [3][3] La fameuse Dialektik der Aufklärung (1944) des deux..., la critique, du moins sous certaines de ses formes, se serait en quelque sorte retournée en son contraire. De la lumière à l’ombre…
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Le premier retournement – le plus apparent et le plus polémique – relève, disons-le brutalement, d’un retour au conformisme ou, pire, à l’esprit de censure. En effet, au vibrant plaidoyer des Lumières et des humanistes de la Renaissance pour la libre discussion, ne s’est-il pas substitué — et pas seulement dans le monde académique — une véritable police du langage, des comportements individuels et collectifs, et la défense d’un nouvel ordre moral (voire également esthétique) avec ses maîtres-censeurs ? Ce qui est piquant, c’est qu’une telle police, un tel retour à l’ordre, ne sont pas sans évoquer les institutions et autorités politiques, religieuses, morales ou esthétiques que la critique des humanistes et des Lumières s’attachait justement à combattre [4][4] Certes, on pourrait nous rétorquer qu’à la différence...
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On pourrait rajouter que ce nouvel obscurantisme des « saintes familles » contemporaines est indissociable d’un langage passablement nébuleux. For happy few only. Majeurs et diplômés. Comme si s’était aussi perdue cette relation de don entre la critique et son public, si vivante encore au xixe siècle, l’âge d’or de la critique sociale, et durant une bonne partie du siècle suivant. Critique de plus en plus spécialisée [5][5] À l’instar de la figure foucaldienne de l’« intellectuel..., académisée et docte (Bourdieu) ou méticuleusement ésotérique (Lacan) ; critique allergique aux « valeurs moyennes », telles que les défendait Camus, à nos intuitions morales les plus ordinaires, à notre common decency[6][6] On songe ici notamment aux divers procès en sorcellerie.... On comprend mieux alors les raisons pour lesquelles elle tend à devenir inaudible, tant elle ne se parle qu’à elle-même, se déconstruisant elle-même. Mais là n’est peut-être pas l’essentiel.
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Que nous donne à voir la critique critique contemporaine ? Résolument matérialiste et réaliste, réfutant tout « essentialisme », elle s’acharne, inlassablement, à lever le voile de notre ignorance de la vérité du monde social, nous invite – ou nous enjoint – à soupçonner que tout ce qui est ne tient qu’à l’arbitraire des cultures et des rapports de pouvoir, au point de dépeindre le monde sous ses aspects les plus sombres. Or, s’il est une leçon à tirer de la « Critique de la critique critique » du pamphlet des jeunes Marx et Engels où ces deux complices ridiculisaient, le plus sérieusement du monde, les analyses éthérées et pédantes des maîtres autoproclamés de la subversion critique – ces jeunes hégéliens réunis autour des frères Bauer –, cette leçon est peut-être celle-ci : le réalisme n’est pas toujours là où l’on croit [7][7] Comme le souligne Hans Joas, « il y a de bonnes raisons.... Non seulement la noirceur du monde ne saurait avoir le dernier mot, mais surtout, le matérialisme bien compris est celui qui, à l’instar du « parti pris des choses » du poète Francis Ponge, prend le parti du réel [8][8] Ainsi, Marx et Engels soulignaient, dans la Sainte... et non celui qui le prend à partie, pour le dénoncer, voire le « rendre inacceptable » [Boltanski, 2008]. Prendre le parti du réel – sans en rendre pour autant son parti – suppose de reconnaître qu’il ouvre déjà, pour qui sait voir, un horizon normatif et critique ; qu’il manifeste des qualités morales ou esthétiques dignes, elles aussi, d’être dévoilées et ainsi approfondies et actualisées. En ce sens, l’aporie fondamentale de la critique critique ne réside-t-elle pas avant tout dans son refus de faire droit, sans irénisme, aux potentialités, à la générosité de ce qui est [9][9] Et ainsi à appréhender en quoi ce qui est contient..., dans son incapacité à rendre justice à ce qui se donne ?
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Comment alors surmonter cette cécité ? Comment penser une critique généreuse et résolument anti-utilitariste ? Telle est la question centrale autour de laquelle, sans s’être donné le mot, gravitent les textes réunis dans ce numéro. Y répondre suppose tout d’abord que l’on puisse, selon la formule de Mauss, « s’opposer sans se massacrer », autrement dit restaurer les conditions d’un débat qui ne retombe pas dans les ornières du soupçon et de la dénonciation systématiques, qui n’alimente pas les passions tristes et, finalement, l’impuissance. C’est dans cet esprit – agonistique sans être, espérons-le, vainement polémique – qu’il s’agira tout d’abord de prendre toute la mesure de l’épuisement d’un certain geste critique. Mais nous ne saurions en rester là. La critique – d’un point de vue anti-utilitariste, mais que pourrait-elle être, sinon ? – ne vaudrait, en effet, pas une heure de peine si elle ne nous invitait à appréhender, au-delà de tout soupçon, tout ce qui se joue « par-dessus le marché », indépendamment des seuls intérêts – et rapports de domination. En ce sens, le pari de ce numéro invite à renouer aujourd’hui avec ce qui nous semble constituer la face de lumière(s) de la critique : sa dimension donative. Car, tout bien considéré, juger du monde, des hommes, des œuvres – plus généralement, penser, décrire, expliquer, analyser, écrire –, n’est-ce pas donner d’abord à ses lecteurs, à ses pairs et, virtuellement, à l’humanité tout entière [10][10] Voir le précédent numéro de la Revue du MAUS semestrielle,... ? Ou, plus subtilement encore, donner en retour à l’objet même de son analyse, quel qu’il soit, tout ce qu’il a donné [11][11] Ainsi La Bruyère, dans la préface de ses Caractères,... ? Tel pourrait être le principe élargi de charité – de générosité [12][12] Dans une digression, intitulée « Critique de mes critiques »,... – de la postcritique vers laquelle ce numéro entend cheminer.

La critique en phase critique ?

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Commençons par notre diagnostic clinique. Frédéric Vandenberghe suggère de reprendre les choses à leur racine, en esquissant une généalogie de ce qu’il nomme le « Nouveau Consensus Orthodoxe ». Il rappelle comment ce syndrome de la critique critique contemporaine est apparu lorsque la French Theory (Derrida, Foucault, Lacan et quelques autres), en traversant l’Atlantique, a engendré ces multiples « post-ismes » philosophiques dominants dans les départements de littérature comparée, puis, sous le label « Studies », dans l’ensemble des départements de sciences humaines et sociales, et suscité pléthore d’investigations postdisciplinaires sur les connexions entre pouvoir, discours et pratique. C’est cette fascination pour les discours qui est ici épinglée et promue au rang de « philosophie décorative ». Du texte et rien que du texte. D’où l’impératif catégorique, au nom de cette ­(inter)textualité généralisée de déconstruire toute « réalité » qui ne serait que « réification du discours qui se présente comme nature » et dont il s’agit de dévoiler la violence qui s’y exprime et s’y dissimule à la fois [13][13] Et c’est également à fleur de texte, souligne l’auteur,.... Non seulement y perd-on parfois son latin mais, plus encore, du point de vue du réalisme critique défendu par l’auteur, toute possibilité de se référer à d’autres réalités que celles performées par ces discours. Or une telle obsession d’en finir avec les distinctions entre réalité et représentation, ontologie et épistémologie, discours et pouvoir, texte et contexte, ne nous désarme-t-elle pas face à la fin (bien réelle) de l’histoire (voire de l’humanité) à laquelle pourrait conduire le « capitalisme tardif » ? Ne fait-elle pas le lit du combat le plus avancé contre le dernier bastion du prétendu « essentialisme » occidental : celui que mène le posthumanisme (et son big business) contre la distinction entre humain et non-humain ?
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Cette contribution, en définitive assez nuancée, peut être lue comme une invitation à une postcritique [14][14] Mais aussi à une science sociale « postclassique »,... tant elle souligne combien les « post- » semblent bien souvent « ante », comme si la critique critique était profondément nostalgique d’une époque en grande partie révolue. C’est un argument assez proche que l’on pourra lire dans les « Réflexions brutes sur le postcolonialisme » que nous livre ici François Gauthier. Rappelant tout ce que ce courant de la pensée critique doit à l’œuvre marquante d’Edward Saïd et à sa déconstruction de la construction occidentale de l’Orient (le fameux « orientalisme » qui a tant servi l’impérialisme et le colonialisme), l’auteur pointe quelques paradoxes bien instructifs. Fascinée par les logiques de domination, la critique postcoloniale n’essentialise-t-elle pas une certaine représentation – utilitariste et occidentale – de l’homme comme éternel maximisateur de son pouvoir et de ses intérêts ? Réduisant le social au « discursif », à l’instar de la galaxie des Studies, n’universalise-t-elle pas ce geste si caractéristique des cultures occidentales nées d’une religion du Livre ? Mais, surtout, à « s’opposer à une métaphysique de l’Un qui cacherait une tentation totalitaire et une gouvernementalité absolue des sujets, en premier lieu ceux qui ne partagent pas la culture occidentale », ne valorise-t-elle pas « une métaphysique du multiple, qui est précisément celle du marché et du (néo)libéralisme » ? Le postcolonialisme, pas si « post » que cela, ne mènerait-il pas alors un combat d’arrière-garde ?
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En écho à ce texte, le sociologue des religions James Spickard s’interroge : « Sommes-nous confinés à n’avoir qu’une série de sociologies indigènes, occidentale inclue, chacune applicable uniquement dans sa sphère locale ? » Telle est, en effet, la conclusion de certains auteurs postcoloniaux. Ainsi censurent-ils le savoir occidental non seulement parce qu’il a servi le pouvoir colonial et contribué à ignorer les apports des autres peuples, mais aussi en raison d’un refus de principe que les idées issues d’une société soient utilisées pour en comprendre une autre. Tout en faisant droit à cette thèse du « colonialisme intellectuel » et à la nécessité de reconnaître les dons multiples et précieux des cultures non occidentales à notre commune humanité, comment, suggère l’auteur, surmonter cette tentation de l’isolement culturel sinon en menant une profonde réforme des sciences sociales dans une perspective résolument égalitaire et inclusive ?
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C’est sur le terrain anthropologique que se poursuit notre enquête. Un débat important a récemment secoué cette discipline en profonde mutation [15][15] Notamment en raison de la disparition progressive de..., à la suite d’un article récent de Sherry Ortner dans la revue Hau[16][16] Sherry Ortner, « Dark anthropology and its others :.... Pour cette célèbre anthropologue américaine, s’opérerait depuis les années 1980 un tournant vers ce qu’elle nomme la dark anthropology, une anthropologie, inspirée de Marx et surtout de Foucault, focalisée sur les dimensions les plus sombres de la vie sociale : le pouvoir, la domination, les inégalités et l’oppression. Néanmoins, remarque l’auteure, l’anthropologie ne se noie pas tout entière dans ces eaux glacées et, en réaction, se sont développées des approches alternatives, parmi lesquelles celles qu’elle nomme les « anthropologies du bien », inspirées notamment de Durkheim et attachées à décrire la morale ordinaire, les formes du « bien-vivre », la place de l’empathie, du don, etc. Comme le souligne Émir Mahieddin dans son excellente présentation de ce texte, l’idée d’une anthropologie du bien peut paraître naïve, tant elle invite à rompre avec « l’imaginaire de la figure publique de l’intellectuel critique qui doit mettre le doigt “là où ça fait mal” ». Pour autant, il n’est pas alors certain que cette anthropologie sombre – décrivant un monde qui « ne serait que violence et souffrance, surveillance en tout point » – soit si réaliste qu’elle le prétend, du moins au regard de sa cécité à voir, aussi, ce qu’il nomme la « banalité du bien ».
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Un dernier coup de projecteur sur une autre face d’ombre de la critique critique méritait d’être jeté, celle portée par les nouvelles radicalités politiques. C’est ce que proposent ici Frank Adloff et Marie Rotkopf dans leur analyse, vue d’Allemagne, des récentes publications de l’un des groupes les plus marquants de l’ultragauche contemporaine, le fameux Comité invisible. Éloge de la « destitution » contre toute prétention à la « constitution » (l’établissement d’institutions), apologie de la fragmentation contre toute velléité de totalisation, primauté de l’« intersection » entre des singularités irréductibles contre leur subsomption dans une quelconque unité collective, le groupe réuni autour de Julien Coupat célèbre bel et bien les vertus de la déconstruction. Pour autant, en dignes héritiers du situationnisme, s’y lit aussi une profonde aspiration à la communauté et au partage, aux liens forts de l’amour et de l’amitié, et à la poésie, dans une inspiration radicalement anti-utilitariste, sous bien des aspects, proche du MAUSS. D’où cette tension entre une fétichisation de « la puissance de la liberté esthétique cherchant à faire sauter toute norme et ordre social » et « une théorie et une pratique de l’interdépendance ». Or cette tension semble se résoudre in fine dans une fascination antipolitique et toute esthétique pour la violence, « pour le cortège de tête, cet acteur poétique que l’on appelait autrefois Black Bloc »…
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Que conclure, provisoirement, au vu des différents symptômes recueillis dans ces divers champs de la critique critique ? Sous la plume du philosophe Dany-Robert Dufour, le diagnostic est sans appel et explicitement clinique : notre monde postmoderne serait frappé d’un « délire », délire selon lequel « pour obtenir tout, il lui faut tout détruire » et, en premier lieu, les bases même de la pensée. Reformulant la dialectique de la raison d’Horkheimer et Adorno, il montre que ce délire vient de loin. « Après avoir détruit le mythos par le logos, nous voici maintenant, suggère-t-il, en train de détruire méthodiquement le logos. » La « doxa postmoderne » ne serait alors que l’aboutissement de l’héritage délétère de trois siècles de culture libérale, tant, désormais, le Bien peut procéder du Mal (Mandeville), le Juste de l’Injuste (utilitarisme), le Vrai de l’efficacité (pragmatisme), tandis que le Beau, après Duchamp, se voit livré au marché. Une véritable entreprise de « mise à mort » orchestrée par la nouvelle religion du Divin Marché et ses avatars (et sophismes) philosophiques…

Au-delà de tout soupçon, le bon et le bien ?

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Faut-il pour autant, afin de sauver le Bien, le Juste et le Beau et les laver de tout soupçon, en revenir, comme semble y inviter Dany-Robert Dufour, à un platonisme, même bien tempéré [17][17] Et ainsi invoquer, comme y invite l’auteur : « Socrate... ? N’avons-nous d’autres alternatives face au nominalisme radical de la critique critique que d’en revenir à une conception essentialiste des valeurs ? Il était inévitable que ce numéro trouve sur son chemin ce vieux débat, qui retrouve aujourd’hui une belle acuité [18][18] Voir notamment deux anciens numéros de la Revue du.... Mais, afin de ne pas nous perdre en route, les articles qui composent cette seconde section du numéro proposent quelques chemins de traverse originaux. Parcourons-les d’un pas rapide.
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Nathalie Heinich nous invite à naviguer entre le « Charybde du réductionnisme critique », selon lequel les valeurs n’existent pas, ne sont qu’illusions ou dissimulations d’intérêts, et le « Sylla de la métaphysique apologétique » qui, à l’inverse, les conçoit comme des réalités transcendantes, s’imposant à tout un chacun. En nous libérant ainsi des « deux faces de la médaille normative », nous pourrions enfin appréhender le beau, le bien, le vrai et le juste non pas en majuscule, mais au regard ce que représentent concrètement ces valeurs pour les acteurs, au regard de ce qu’ils croient – ou ne croient pas. Et ainsi faire droit à leurs capacités critiques [19][19] Où l’on retrouve un autre débat, plus contemporain.... À l’évidence, un tel nominalisme apparaît bien plus réaliste que l’inlassable réductionnisme propre aux multiples expressions de la pensée du soupçon contemporaine. Mais ne conduit-il pas à proscrire, au nom notamment de la neutralité axiologique, toute appréhension des valeurs hors du discours des acteurs ? Or, comme le démontre Jacques Lecomte, de multiples recherches empiriques, menées en neurobiologie, en psychologie ou en économie expérimentale notamment, invitent à moins de modestie, du moins à un certain réalisme en matière de valeurs. Ces travaux montrent en effet de façon frappante qu’il existerait chez l’être humain une « propension naturelle à la bonté ». N’y a-t-il pas là un faisceau de preuves, toutes empiriques, que le bien et le bon « existent » bel et bien, qu’ils présentent une certaine solidité et résistent fort bien à leur déconstruction [20][20] Ces recherches appelleraient d’ailleurs à déconstruire... ? Mais n’est-ce pas davantage encore dans la littérature que cette « présence » de la bonté et du bien peut être attestée avec sa plus grande force et évidence, comme le suggère Michel Terestchenko ? Une telle proposition peut susciter une perplexité bien légitime. La littérature, sauf à sombrer dans la sensiblerie des romans de gare, n’a-t-elle pas pour vertu première de dénoncer les oripeaux de la vertu ? Prenant le contre-pied du célèbre ouvrage de Georges Bataille, La Littérature et le Mal, l’auteur montre au contraire que « lorsque la littérature s’approche du bien, elle est formidablement intéressante ». Non pas en tant qu’œuvre d’édification morale, mais en tant qu’elle est, avec souvent plus de force que la philosophie ou les sciences humaines et sociales, « la vie manifestée en tant qu’elle nous apparaît, nous blesse et nous touche ». Le roman, en tant qu’« espace d’apparition », peut ainsi nous rendre sensible à différentes « figures-icônes » de la bonté humaine, comme autant d’incarnations du Bien, de sa manière d’être, de son geste, de sa présence réelle, qui « nous impliquent infiniment ».
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S’il n’est donc en rien naïf ou illusoire d’attester de la présence et de la puissance du bon et du bien, comment alors expliquer la force de conviction de ceux que Paul Ricœur avait proposé de dénommer les « maîtres du soupçon » – Marx, Nietzsche et Freud – et de leurs héritiers contemporains ? Qu’est-ce qui fonde cette thèse – hier provocatrice, aujourd’hui lieu commun de la pensée critique – selon laquelle les motifs moraux dissimuleraient nécessairement des appétits amoraux ? C’est à répondre à ces questions redoutables que se consacrent les derniers textes de cette section. Le débat s’engage avec Michael Polanyi, philosophe et épistémologue austro-hongrois [21][21] Très célèbre dans le monde anglo-saxon, bien moins.... Nous publions ici, traduit et présenté par Jean-Baptiste Lamarche, un chapitre de son ouvrage Personal Knowledge (1964), sous-titré « Vers une philosophie postcritique ». Il y développe, avant tout au sujet du marxisme et du freudisme, sa subtile théorie de l’« inversion morale ». Résumée en quelques mots, elle consiste à montrer combien la pensée moderne est traversée par une contradiction fondamentale entre « passion morale » et « objectivisme », soit entre sa volonté de réaliser dans la vie sociale des valeurs morales et sa conception impersonnelle et mécanique des affaires humaines. Bref, comment, pour l’homme moderne, « se livrer à ses passions morales dans des termes qui satisfont également sa passion pour une impitoyable objectivité ». Comme l’illustrent le marxisme et, différemment, la psychanalyse freudienne (mais aussi l’utilitarisme), une solution se serait imposée, consistant à déguiser ses passions en énoncés scientifiques. Or, s’interroge Polanyi, un tel subterfuge ne conduit-il pas alors à nier que les exigences morales puissent constituer les motivations fondamentales de l’homme – à les « refouler » en quelque sorte et à les « sublimer » dans une vérité scientifique indiscutable ? Mais alors le risque est grand, comme en témoignent les totalitarismes du xxe siècle, que ce « déguisement scientifique » de la morale vienne justifier… la moralité de l’immoralité et la violence politique !
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Cette précieuse analyse de l’inversion morale doit être lue comme une invitation non seulement à nous réconcilier avec nos motivations morales les plus ordinaires, mais, plus encore, à les libérer de ces formes de répressions idéologiques pathologiques qui les musellent. Faut-il pour autant en finir avec toute pensée du soupçon ? Ce n’est pas si sûr. Fabien Robertson suggère davantage une via media, profondément maussienne. Tout en reconnaissant que le travail de la pensée a besoin d’une « dose de soupçon », tant elle se nourrit et se vivifie de « ce refus d’admettre les choses telles qu’elles nous apparaissent », il souligne qu’elle ne saurait se limiter à faire tomber les masques. En effet, à tant travailler à (se) désillusionner, ne perd-on pas quelque chose de la réalité, notamment sa vivacité, son imprévisibilité, sa créativité, si fondamentale dans le « jeu social » ? C’est la raison pour laquelle il propose d’opposer (et d’associer) à cette « pensée qui prend » – à son « geste d’emprise et de pénétration » –, une « pensée qui donne » – qui rend raison et justice à ce qui se donne à elle, qui accueille et soutient ce qui est, au lieu de prétendre se l’approprier ou le percer définitivement à jour.

Reconnaître la générosité de ce qui est ou l’anti-utilitarisme comme anti-critique (critique)

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Voilà dégagé, progressivement, l’espace d’une critique résolument anti-utilitariste, ouverte à la générosité de ce qui est, attentive à la générativité de ce qui se donne. Comme il est apparu en chemin, la critique ne saurait en effet, sauf à détruire son objet, s’épuiser à jouer les Cassandre en adoptant le point de vue de Sirius et dénoncer sans répit ce monde immonde, ce monde qui nous ment – comme nous ne cesserions d’ailleurs de nous mentir à nous-mêmes. Au mieux pourrions-nous célébrer, selon cette formule fameuse – et fort ambivalente – de Bourdieu pour définir l’efficace du don, « cette hypocrisie collective en vertu de laquelle la société rend hommage à son rêve de vertu et de désintéressement » [Bourdieu, 1997, p. 239]. Bref, sur le modèle de l’inversion morale, il ne nous resterait plus qu’une poignée d’illusions nécessaires. Or ne faudrait-il pas plutôt renverser cette inversion ? En effet, cette « hypocrisie collective » ne suppose-t-elle pas justement « ce rêve de vertu » ou, pour paraphraser Marx, que le monde possède déjà le « rêve d’une chose [22][22] « On verra alors que depuis longtemps, le monde possédait... ». Donc que ce rêve est bien réel ou, plus largement, que les valeurs et les idéaux ne constituent ni des illusions ni des implants transcendantaux. Ils sont dans le monde. Du moins pour qui sait voir. Dès lors, le travail de la critique et, plus généralement, de la pensée exige moins de déchaîner que de contenir, au double sens du terme, ce moment légitime du soupçon, afin de rendre justice à (tout) ce qui est. Sauf à reconnaître aussi la beauté, la bonté et la justice de ce qui se donne à voir – plutôt que de déconstruire inlassablement toute valeur –, comment pourrait-elle, comme y invitait Marx, « cueillir la fleur vivante » ?
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Se révèle ainsi une éthique de la pensée et de la critique dont il nous faut maintenant approfondir la dimension esthétique, tant elle engage une certaine sensibilité (aisthesis), une certaine qualité du regard. C’est ce à quoi s’attachent les deux contributions suivantes, dans le champ de la philosophie et de l’art pour le premier, dans celui de la science sociale pour le second. Désenchantement, enténèbrement, démembrement, dénégation, relégation, amputation du réel, pour le poète Henri Raynal la philosophie contemporaine – à moins qu’il ne s’agisse, selon le terme de Gilles Deleuze, d’une nécessaire « misosophie » – nous a désappris à voir. La « coalition de fait des épistémologies déréalisantes », fascinée par l’indifférencié, l’« irrelié », le « grouillement confus » et le chaos sur lequel s’élèvent les êtres et les choses est si attachée à dévoiler les coulisses qu’elle nous prive du spectacle du monde. Afin de percer cette bulle qui nous isole – du monde et de nous-mêmes –, l’auteur nous invite à fonder la réflexion non sur le cogito mais sur un video : « Je vois qu’il y a » ; « qu’il y a le Dehors, l’Altérité… qui me fondent ». Sous ce regard, nous pourrions alors reconnaître non seulement que « nous habitons le somptueux », mais aussi que « le faste qui nous est dispensé appelle une générosité de notre part ». Comme si, contre toute arrogance à l’égard de son objet, la pensée devait se faire don (en retour) à l’autre de la pensée pour ainsi s’engager avec lui dans une « concrète complicité ». En hommage à l’œuvre d’Henri Raynal et de sa cosmophilie, Philippe Chanial se propose de frayer la voie d’une sociologie résolument « sociophilique », attentive au côté lumineux de la force du social. Si souvent attirée par son côté obscur, la sociologie critique n’est-elle pas en effet frappée d’une « sociophobie » qui la rend incapable de témoigner d’un « merveilleux objectif » (Raynal) à l’œuvre, aussi, dans le monde social ? En compagnie de Charles Cooley, John Dewey, Georg Simmel et Marcel Mauss, il invite à rendre justice à la délicate essence, à la fois morale, épiphanique et esthétique, du social afin de mettre en lumière ces petits miracles quotidiens par lesquels – sur fond d’ombre, celui de la violence – se nouent les liens sociaux, « ces purs moments de société où le social apparaît en pleine lumière ». En résulte une conception ouverte, mais aussi généreuse, du monde social dont il s’agit de donner la meilleure description, « celle qui fait droit aux possibilités idéales données dans le monde et nous offre les moyens propres à les actualiser pour en cueillir les fleurs vivantes ».
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Mais à célébrer ainsi ce qui est et ce qui se donne, ne sortons-nous pas du champ de la critique ? Un détour par l’histoire littéraire peut nous permettre de surmonter cette apparente contradiction. Comme le rappelle Julie Anselmini, le xixe siècle a été le théâtre d’une violente mise en cause de la montée en puissance de la critique (professionnelle) par les artistes eux-mêmes. Les manifestations de cette « anti-critique » furent très diverses, qu’il s’agisse de stigmatiser la « cruauté de l’impuissance » des critiques (Baudelaire) ou d’inviter à « abandonner la petite et facile critique des défauts pour la grande et difficile critique des beautés » (Chateaubriand). Privilégiant l’un des hérauts de cette offensive, Théophile Gautier, l’auteure souligne combien l’un de ses enjeux est de refuser de « subordonner l’art à des buts qui lui sont extérieurs ». D’où sa dénonciation des censeurs, son procès de la bien-pensance, mais aussi de ceux qu’il nomme les « critiques utilitaires », pour mieux défendre la gratuité du Beau. On aurait tort d’y lire une esthétique formaliste coupée de toute considération sociale et politique. Bien au contraire, l’« anti-critique » créatrice de Gautier puise son anti-utilitarisme et son culte du Beau dans une analyse critique des relations de l’art avec la société qui, luttant contre toute annexion de l’art à la religion de l’Utile, vise à protéger les droits inaliénables de la beauté, de la gratuité et de la jouissance (esthétique). Défendre ainsi la positivité du beau n’a donc rien d’irénique, mais vient déplacer en quelque sorte l’exigence critique sur ce qui en menace le libre épanouissement [23][23] Voir le n° 48 de la Revue du MAUSS semestrielle, « S’émanciper,....
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Tel est aussi le pari de Paul Audi dans un texte qui vient, quant à lui, soutenir la « positivité absolue de l’amour ». Ce thème pourrait sembler incongru dans la perspective de ce numéro. Il n’en est rien. Car l’amour, comme l’art ou l’éthique, ne cesse-t-il pas d’être déconstruit, moqué comme objet de sensiblerie ou frappé d’un regard cynique au regard de son impossibilité de principe [voir Audi, 2016] ? Pour autant, sa « valeur absolue » ne saurait être identifiée à sa « pureté » – ce qui vaut tout autant pour le Bien ou le Beau. Non, précise l’auteur, l’amour n’est pas aussi désintéressé qu’on le dit. Sa « réalité » – la logique de cet événement qu’est l’amour – renvoie bien à un « intérêt » : « L’amour est intéressé : foncièrement intéressé à l’altérité de l’autre, concerné par l’autre en tant qu’autre. » Dans la considération amoureuse, cet « Être-autre », nous le voulons « pour notre bien », « en proportion même de notre incapacité à être autrement que le “soi” que nous sommes chaque fois du seul fait que nous sommes ». En ce sens, l’amour – comme la création esthétique chez Mallarmé, ce « mouvement (personnel) rendu à l’infini », à l’infini des possibilités humaines – suppose cette même passion de surmonter notre finitude originelle. Tel est ce que nous donne l’amour et fonde sa positivité : sa générosité et sa générativité. Ne nous donne-t-il pas, comme l’art et l’éthique, cet excédent de vie, cette intensification de la vie subjective qui nous humanise. Quel meilleur rempart alors contre le nihilisme et le réalisme contemporains !
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Cette conception généreuse de la vie n’est-elle pas au cœur de la sociologie vitaliste de Jean-Marie Guyau ? C’est ce que nous rappellent ici Laurent Muller et Jordi Riba pour mieux en pointer toute l’actualité et la pertinence en science sociale, notamment au regard de sa célébration de la créativité de l’agir humain qui permet d’en mieux saisir la dimension tout à la fois éthique et esthétique – esth/éthique, dirait Paul Audi [2010].
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Nous achevons ce dossier sur les quelques lignes consacrées par Bruno Viard aux « Beautés du Coran », évoquant notamment la fameuse sourate LV, « Le miséricordieux », celle dont le prophète a dit : « Chaque chose a sa fiancée et la fiancée (ou l’épousée) du Coran, c’est la sourate ar-Rahmân. » Dans le contexte du moment, cette référence au Coran n’a rien d’innocent. Mais elle vient aussi rappeler combien cet éloge de la générosité – ici des multiples dons et bienfaits divins – marque toutes les cultures humaines. Ou, à l’inverse, qu’aucune d’entre elles ne s’est jamais instituée de ce discrédit infligé au monde, si puissant, on l’a vu, dans certaines des formes de la pensée contemporaine.
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Si l’on doit à la « raison critique », héritière des catastrophes du xxe siècle, de nous avoir déniaisés de certains « grands récits » et appris à manier, avec les précautions nécessaires, le soupçon nécessaire face à la folie humaine, reste que ce monde que nous habitons – voire le monde en tant que tel, en tant qu’il est cette totalité des possibles à partir duquel le réel se manifeste – nous ne saurions ne le créditer plus de rien et lui retirer toute confiance. Comme le suggère Paul Audi [2010, p. 55], « cette profonde déchirure dans le tissu de notre croyance en la réalité du monde […] constitue, tout bien considéré, le “fait moderne” par excellence ». Espérons que les réflexions réunies dans ce numéro auront, sinon la vertu de tracer les chemins possibles d’une réconciliation, du moins celle d’en avoir souligné l’ardente nécessité.

Libre revue

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Notre libre revue s’ouvre avec un dossier qui aurait parfaitement pu trouver sa place dans la partie thématique de ce numéro du MAUSS. Réuni et introduit par Gaël Curty, ce dossier invite à découvrir, à travers trois entretiens avec de grandes figures de la théorie sociale contemporaine, Immanuel Wallerstein, Nancy Fraser et Axel Honneth, un mouvement profond de reformulation de la critique du capitalisme.
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Il est en effet frappant d’y lire, comme le souligne Gaël Curty, combien cette critique se refuse d’occuper une position de surplomb afin de dégager, dans la définition même du capitalisme, des points d’appui normatifs internes qui permettent ainsi d’accorder toute leur place aux capacités critiques des acteurs. Ainsi, ces théories critiques échappent-elles tant à la rhétorique de la dénonciation énoncée sous les oripeaux de l’objectivisme scientiste et/ou de l’économicisme qu’au relativisme éthique, pour mieux (ré)ouvrir le champ des possibles à partir de nos idéaux normatifs partagés d’égalité et de liberté. C’est dans cet esprit qu’Immanuel Wallerstein articule subtilement son diagnostic fonctionnaliste de la crise structurelle de l’« économie-monde » capitaliste à une critique éthico-morale qui donne tout son sens à l’« esprit de Porto Alegre » contre l’« esprit de Davos ». Nancy Fraser, quant à elle, analyse la convergence des crises – économique, sociale, politique, écologique – du capitalisme afin de mieux clarifier, à partir de l’exigence de parité de participation, les conditions d’une existence individuelle et collective émancipée des formes de domination induites par l’hégémonie du marché.
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On lira également avec grand intérêt l’entretien donné par Axel Honneth, cet autre héritier, avec Nancy Fraser, de la théorie critique francfortoise. Il y développe une forme de critique immanente et « idéaliste » en un sens hégélien, qui suppose de partir des promesses normatives des différentes « institutions de la reconnaissance » des sociétés modernes que constituent les sphères des relations interpersonnelles, de la formation démocratique de la volonté politique et de celle du marché. Il déplace ainsi la critique du capitalisme en montrant, à partir des luttes sociales pour l’actualisation de ces promesses normatives – qu’il résume sous le concept de « liberté sociale » –, en quoi une « société de marché capitaliste » non seulement « ne permet pas une satisfaction pacifiée, non contrainte et entière des besoins à travers l’échange mutuel au sein d’un marché », mais aussi tend à coloniser les autres sphères. Dès lors, dans une perspective inspirée tant du pragmatisme de John Dewey que de l’œuvre de Karl Polanyi, l’auteur souligne toute la nécessité de lutter contre le « désencastrement du marché » et d’inventer de nouvelles formes de régulation de celui-ci « de sorte qu’il nous laisse, par exemple, suffisamment de temps, de motivation et de créativité pour rester des amis dignes de ce nom, des amants actifs et d’assez bons membres de familles ».
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Deux derniers textes viennent clore ce numéro. Dominique Girardot poursuit ici et approfondit sa critique de la norme du mérite utilitariste en prenant appui, outre Hannah Arendt et Mauss, sur Georges Bataille. Si ce qui fait le mérite proprement humain c’est de faire, donner ou dépenser quelque chose « en plus » de ce qui est attendu, alors prétendre objectiver et mesurer le mérite ne peut aboutir qu’à détruire ce qui fait son essence. L’idéal du mérite utilitariste est autoréfutant. Dans un commentaire d’une prise de position de Jean-Pierre Terrail sur l’enseignement de la philosophie, sur le site Web Démocratie scolaire, Stéphane Bornhausen entre en consonance avec le propos de Dominique Girardot : « En France, écrit-il, on vit dans une méritocratie. On impose un élitisme de fait. Je ne vois pas comment on peut promouvoir la démocratisation sans combattre la méritocratie. » Mais, au-delà, bouclant en quelque sorte ce numéro, il observe que s’est imposée « l’idée que la philosophie était juste une discipline critique. Pire, que la vocation de l’enseignement de la philosophie, c’était de propager l’esprit critique. Cet hypercriticisme conduit inévitablement à un hyperscepticisme qui se retourne contre l’enseignement de la philosophie et qui affecte la discipline tout entière ». Philosophes, encore un effort pour prendre pleinement au sérieux la philosophie !


Références bibliographiques

  • Adorno Theodor, Horkheimer Max, 1993 (1944), La Dialectique de la raison, Gallimard, « Tel », Paris.
  • Audi Paul, 2016, Le Pas gagné de l’amour, Galilée, Paris.
  • — 1994 (rééd. 2010), Créer. Introduction à l’esth/éthique, Verdier, Paris.
  • Boltanski Luc, 2009, De la critique, Gallimard, Paris.
  • Bourdieu Pierre, 1997, Méditations pascaliennes, Seuil, Paris.
  • Caillé Alain, Vandenberghe Frédéric, 2016, Pour une nouvelle sociologie classique, Le Bord de l’eau, Lormont.
  • Habermas Jürgen, 1978 (rééd. 1988), L’Espace public, Payot, Paris.
  • Joas Hans, 2016, Comment la personne est devenue sacrée, Labor et Fides, Paris.
  • Koselleck Reinhart, 1979, Le Règne de la critique, Minuit, Paris.
  • Marx Karl, Engels Friedrich, 1969, La Sainte Famille ou Critique de la critique critique, Éditions sociales, Paris.
  • Merlin Hélène, 1994, Public et littérature en France au xviie siècle, Les Belles Lettres, Paris.
  • Walzer Michael, 1996, La Critique sociale au xxe siècle, Métaillé, Paris.

Notes

[1]
Avec les vingt-cinq numéros du Bulletin du MAUSS et les seize de la Revue du Mauss trimestrielle, ce sont trente-cinq ans d’existence en tout. Ces bulletins et numéros trimestriels sont désormais disponibles en disques compacts (CD) (<www.revuedumauss.com.fr/Pages/BDM.html>, <www.revuedumauss.com.fr/Pages/LARTA93.html>). Voir également la page publicitaire à la fin de ce volume pour une commande (à prix sacrifiés !) de ces anciennes séries numérisées de notre revue.
[2]
Comme le rappelait Habermas, « c’est au sein des institutions de la critique d’art, de la critique littéraire, théâtrale et musicale, que prend corps le jugement profane d’un public majeur ou en passe de le devenir » [Habermas, 1978, p. 51].
[3]
La fameuse Dialektik der Aufklärung (1944) des deux grand maîtres en théorie critique, Adorno et Horkheimer, qui s’ouvre ainsi : « La terre, entièrement “éclairée”, resplendit sous le signe des calamités triomphant partout » [1993 (1944), p. 21].
[4]
Certes, on pourrait nous rétorquer qu’à la différence d’hier, c’est pour la bonne cause, non plus celle des dominants mais des dominés au nom, nous le rappelions, de leur émancipation. Mais à quel prix, notamment pour l’éthique de la discussion, lorsque la bonne cause justifie anathèmes et attaques ad hominem, appelle à perturber, voire à boycotter ou même à interdire des colloques, etc.
[5]
À l’instar de la figure foucaldienne de l’« intellectuel spécifique ».
[6]
On songe ici notamment aux divers procès en sorcellerie faits à Jean-Claude Michéa, soumettant son populisme orwellien à la fameuse reductio sinon ad hitlerum, du moins ad lepenum.
[7]
Comme le souligne Hans Joas, « il y a de bonnes raisons pour trouver fort suspects tous les herméneutes du soupçon ; mais cela ne signifie pas qu’il n’y aurait rien à apprendre d’eux ». La question est davantage de pouvoir se défendre face à eux « du soupçon de manque de réalisme » [Joas, 2016, p. 203].
[8]
Ainsi, Marx et Engels soulignaient, dans la Sainte Famille, combien, pour cette critique critique, « tout ce qui est réel, tout ce qui est vivant [i. e. tout ce qui relève de l’expérience sensible, plus généralement de toute expérience réelle] est non critique et massif, par conséquent n’est “rien”, et seules les créatures idéales, fantasmagoriques de la Critique critique sont “tout” ». D’où leur mépris pour la « masse », mais aussi, nous y reviendrons dans ce numéro, pour l’expérience amoureuse.
[9]
Et ainsi à appréhender en quoi ce qui est contient déjà, à titre de virtualité, ce qui doit être. Tel est, notamment, le sens de l’interprétation de la critique marxienne en termes de « reconstruction normative » que propose Axel Honneth dans ce numéro et dans son ouvrage Les Institutions de la liberté. C’est dans le même esprit que Hans Joas, dans une perspective pragmatiste, a proposé de développer, pour rendre compte de l’universalité des droits de l’homme et, plus généralement, de l’avènement des valeurs, une méthode tout à la fois antinaturaliste et antirelativiste, qu’il nomme « généalogie affirmative » et qui appelle à « s’ouvrir au sens incarné dans l’histoire » [Joas, 2016, chap. IV]. Ces deux démarches nous apparaissent plus fécondes que les hésitations de Luc Boltanski [2009] entre « sociologie critique » et « sociologie de la critique ».
[10]
Voir le précédent numéro de la Revue du MAUS semestrielle, « Quand dire, c’est donner. Parole, langage et don », n° 50, La Découverte, Paris, 2017 (2).
[11]
Ainsi La Bruyère, dans la préface de ses Caractères, écrivait : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage ; il est juste que, l’ayant achevé […] je lui en fasse restitution » [cité in Merlin, 1994, p. 271]. L’œuvre d’Henri Raynal tout entière, nous y reviendrons, est marquée par cette même exigence de rendre en retour tout ce que le monde nous donne, faisant notamment du poète ou du peintre la figure de ce qu’il nomme l’« apostolat pur ».
[12]
Dans une digression, intitulée « Critique de mes critiques », à son important article sur « Les trois formes de l’erreur scolastique », Pierre Bourdieu [1997, p. 75] ne proposait-il pas (et pas seulement pour qu’il soit appliqué à sa seule œuvre), de renommer « principe de générosité » le fameux « principe de charité » ?
[13]
Et c’est également à fleur de texte, souligne l’auteur, qu’« une fois le sous-texte du pouvoir dé/couvert, l’auteur laissera entendre d’autres voix qui attendent d’être libérées », celles des autres exclus, et pourtant présents, dans les « marges », dans les « fissures » mêmes du discours.
[14]
Mais aussi à une science sociale « postclassique », qui intégrerait pour en corriger leurs lacunes respectives, les Studies, la philosophie morale et politique ainsi que la théorie sociologique [Caillé et Vandenberghe, 2016].
[15]
Notamment en raison de la disparition progressive de ses terrains « exotiques » et de la nécessité de mener le travail ethnographique « at home ».
[16]
Sherry Ortner, « Dark anthropology and its others : theory since the eighties », Hau : Journal of Ethnographic Theory, vol. 6, n° 1, 2016, p. 47-73. Texte que nous a fait découvrir son traducteur bénévole, Simon Levesque, que nous remercions.
[17]
Et ainsi invoquer, comme y invite l’auteur : « Socrate (et non plus Lénine), réveille-toi, ils sont devenus fous ! »… pour paraphraser ce que de jeunes Tchèques écrivaient sur les murs lorsque les chars soviétiques et est-allemands du pacte de Varsovie pénétraient dans Prague – mettant fin à un printemps trop court dont nous fêtons aussi, cette année, le cinquantième anniversaire.
[18]
Voir notamment deux anciens numéros de la Revue du MAUSS semestrielle : n° 17, 2001, « Chasser le naturel … », et n° 19, 2002, « Y a-t-il des valeurs naturelles ? », La Découverte, Paris.
[19]
Où l’on retrouve un autre débat, plus contemporain que la querelle du nominalisme et du réalisme, celui qui oppose en France la sociologie critique, dans le sillage de Bourdieu, à la sociologie de la critique, la sociologie « pragmatique » initiée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot.
[20]
Ces recherches appelleraient d’ailleurs à déconstruire la « norme sociale d’intérêt personnel », autrement dit la norme utilitariste elle-même… pour défaut de réalisme ! Et, plus encore, d’« optiréalisme », cette troisième voie que défend l’auteur entre le pessimisme anthropologique – postulant que l’être humain est naturellement égoïste et violent, et donc voué à la contrainte pour vivre en société – et l’optimisme anthropologique – fondé sur le postulat contraire de la bonté naturelle de l’homme et les effets corrupteurs des institutions sociales.
[21]
Très célèbre dans le monde anglo-saxon, bien moins connu en France que son frère Karl et, à la différence de son aîné, libéral convaincu, il fut le précurseur, avant Hayek, de la théorie de l’ordre spontané et, avec lui, membre fondateur de la Société du Mont Pèlerin. Mais son libéralisme n’est pas celui dénoncé ici par Dany-Robert Dufour dans la mesure où il repose sur la croyance en l’objectivité des valeurs. Au point de converger, partiellement et paradoxalement, avec sa thèse : la crise des sociétés libérales modernes serait notamment le résultat d’un scepticisme accordant valeur égale à la moralité et à l’immoralité, à la vérité et au mensonge, à la pitié et à la cruauté, etc., relativisme conduisant alors à la « route de la servitude ».
[22]
« On verra alors que depuis longtemps, le monde possédait le rêve d’une chose dont il suffirait de prendre conscience pour le posséder réellement […]. La critique a saccagé les fleurs imaginaires qui ornent la chaîne, non pour que l’homme porte une chaîne sans rêve ni consolation, mais pour qu’il cueille la fleur vivante », écrit Marx dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel.
[23]
Voir le n° 48 de la Revue du MAUSS semestrielle, « S’émanciper, oui mais de quoi ? », La Découverte, Paris, 2016, notamment l’article de Philippe Chanial : « Rendre justice à ce qui est ou l’émancipation comme parturition. »

Plan de l'article

  1. Ombres et Lumières ou la dialectique de la critique
  2. La critique en phase critique ?
  3. Au-delà de tout soupçon, le bon et le bien ?
  4. Reconnaître la générosité de ce qui est ou l’anti-utilitarisme comme anti-critique (critique)
  5. Libre revue

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