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Travail, économie, espérance chez Marx et Ernst Bloch
« La notion de travail considérée comme valeur humaine est sans doute l’unique conquête spirituelle qu’ait fait la pensée humaine depuis le miracle grec »[Weil, 1999, p. 332].
« Les travailleurs savent tout; mais hors du travail, ils ne savent pas qu’ils ont possédé toute la sagesse »[ ibid., p. 14].
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Cet article est un commentaire de ces deux admirables propos de S. Weil sur le travail.
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En dehors de ses formes historiques, sous quelle notion universelle faut-il saisir le travail ? On peut sans doute dire qu’il y a travail pour les hommes lorsqu’il y a effort productif conduit par intelligence technique – ce qui veut dire que le travail s’oppose au jeu par sa peine et à l’action politique par l’invention d’outils faisant usage des forces de la nature. Mais cette réponse reste encore insuffisante. Il faut encore au moins ajouter deux choses. D’abord, c’est par le travail et son temps de peine qu’on entre dans l’économie. L’économie est essentiellement l’économie du temps de travail. C’est ici le propos de Marx et il est assez familier. Il faut aussi dire que c’est par le travail et son temps d’attente qu’on entre dans l’espérance, par l’espérance qu’on entre dans la religion, et par la religion qu’on entre dans le trésor des mythes, des rites et des symboles. C’est là le propos d’E. Bloch et il nous est beaucoup moins familier. Le travailleur est donc à la fois l’économe véritable et l’homme religieux par excellence.
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L’économie et la religion, loin de se repousser comme on le croit d’ordinaire, s’enveloppent l’une l’autre dans leur essence la plus profonde.
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Mais pour saisir cette idée et lui donner sa portée, il faut lier ensemble ou superposer Marx et Bloch.
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Je présenterai successivement : 1) la relation entre les définitions du travail et de l’économie au niveau le plus général chez Marx; 2) la notion d’espérance chez Descartes et saint Thomas d’Aquin; 3) le principe Espérance et sa fonction utopique chez E. Bloch. L’objectif suivi est d’attacher ensemble l’économie, comme disposition mentale, et l’espérance comme quasi-vertu, ce que ne font ni Marx, ni Bloch, le premier manquant l’espérance et le second l’économie. C’est alors seulement qu’on rejoindra S. Weil.
TRAVAIL ET ÉCONOMIE CHEZ MARX
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On classe parfois les philosophies en philosophies tristes et en philosophies de la joie. Marx est de ce dernier côté, du côté d’Épicure et de Spinoza. Mais, parmi ceux-ci, il est le premier à parler aux masses et pour les masses, non pas de l’inaccessible sagesse des sages, mais de la joie vitale qui non seulement les attend dans l’avenir, mais déjà plus ou moins souterrainement anime le capitalisme et soulève les montagnes de leur oppression. C’est pourquoi, selon lui, il n’est pas possible de s’en tenir à la description de la « transformation incessante de la production, l’ébranlement continuel dessituations sociales, l’agitation et l’incertitude éternelles » [PC [1], p. 164], qui caractérisent les sociétés capitalistes et traduisent la peur et la tristesse des classes dominantes. Il est vrai que dans le capitalisme, les travailleurs sont déplacés d’une branche de production à l’autre, que la division de leur travail leur semble commandée de l’extérieur et que leurs activités leur apparaissent comme « accessoires conscients » du machinisme [K, 1, p. 987].
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Le travail semble ainsi se réduire au mouvement de la machine qui s’inscrit comme douleur, destruction, passivité et sacrifice de soi dans le corps des travailleurs. C’est bien cela d’ailleurs que retient la philosophie du travail et l’économie politique de cette période. Le travail est alors défini comme « fardeau », « abnégation » et « malédiction » [CR, p. 288; K, 1, p. 575].
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C’est cet aspect du travail que Marx décrit comme aliénation ou dépossession du travailleur – dépossession du produit, du moyen de travail et de l’activité elle-même [MAN 44, p. 56 sq.; GR, p. 282], à quoi correspond une aliénation du désir et de tous les besoins dans « le besoin d’argent » ou « le désir d’argent » [MAN 44, p. 91; CR, p. 391 sq.; K, 1, p. 673 sq.].
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Mais le dernier mot, pour Marx, ne peut pas être celui-là. Sous cette agitation inquiète et cette tristesse du désir d’argent ou de la domination de la machine, il faut dire que la vraie vie se trouve du côté du travail, rappeler que le travail est « la vie productive elle-même » [MAN 44, p. 63] ou « l’activité positive et créatrice » [GR, p. 292] et annoncer la venue prochaine du règne de l’exubérance et de l’inventivité joyeuse du travail comme « premier besoin de la vie » [GOT, p. 1420]. Le capitalisme sous cet angle reçoit « la mission historique » [K, III, p. 1032] de mettre enfin à jour ce qui se prépare depuis le début de l’histoire : l’avènement par le travail et dans le travail de l’homme véritable ou de « l’individu intégral » [K, I, p. 992] selon « son double principe » [GR, p. 307], c’est-à-dire un individu à la fois toujours plus puissant et singulier d’une part, et toujours mieux intégré à la communauté à laquelle il appartient d’autre part. Mais si c’est à la fin de l’histoire que se découvre l’essence du travail humain, comme activité joyeuse, alors c’est sous ce point de vue qu’on doit examiner les différentes étapes de l’histoire des modes de production et produire en particulier une critique du capitalisme, de sa philosophie du travail et de son économie politique.
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On doit toutefois éviter de confondre chez Marx la sortie de l’aliénation avec la sortie de l’économie. La société communiste qui marque la fin de l’histoire et l’avènement du travail humain n’est pas une société sans économie ou sans calcul économique visant à économiser du temps de travail. On ne doit donc pas confondre la tristesse du travail sous aliénation avec la peine immanente à l’exercice du travail, « son effort et sa tension » [K, I, p. 728], dont le calcul économique cherche à diminuer la durée. L’association de la peine dans le travail avec une malédiction est une chose; l’association de la peine dans le travail avec l’économie est autre chose. Jamais Marx ne laisse croire que toute économie est du côté de la tristesse, de l’aliénation ou de la négativité. C’est ce point qu’il s’agit d’éclaircir. On répondra à deux questions : quelle relation les textes de Marx permettent-ils d’établir entre l’économie et l’exercice du travail comme premier besoin de la vie ? Quelle définition de l’économie Marx retient-il pour sa critique de l’économie capitaliste ?
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1. Il n’existe que deux textes importants de Marx sur la nature du travail dans la société communiste. Le premier texte se trouve dans la critique du programme du Parti ouvrier allemand de 1875 – assimilé parfois par erreur au texte rédigé à propos du programme de Gotha. Le second texte met fin au livre III du Capital. Dans le premier texte, Marx divise la société communiste selon une division horizontale et chronologique en deux étapes historiques ou deux « phases ». Dans la première étape, « il règne encore le même principe que pour l’échange de marchandises équivalentes : une même quantité de travail sous une forme s’échange contre une même quantité de travail sous une autre forme » [GOT, p. 1419]. On a donc un principe d’équivalence dans une économie qui ne connaît déjà plus d’échange marchand ou monétaire et qui ne fonctionne que par répartition centralisée et collectivement contrôlée par tous les travailleurs. La permanence de ce principe d’équivalence permet de parler encore de valeur par quoi le travail est tenu pour une grandeur homogène et indifférenciée en temps de travail abstrait. On emploie donc « une mesure égale pour tous », à l’image du droit qui est par nature un droit égal pour tous et, en ce sens, au regard des individus eux-mêmes, « un droit de l’inégalité » [GOT, p. 1420]. L’économie est quantitative et abstraite sous le principe général « à chacun selon son travail ». C’est seulement dans la seconde étape ou « phase supérieure » de la société communiste que la différence entre le droit et les individus disparaît et, avec elle, la scission entre une science du général ou du concept d’une part, et la réalité des individus et de leur connaissance singulière d’autre part. L’économie est alors qualitative et concrète au sens où chaque travailleur est pour lui-même l’économe de ses propres heures de travail individuel. La science économique disparaît au profit d’une discussion qui s’établit au même niveau que le fait du partage. On peut sans doute imaginer – mais Marx n’en parle pas – que seules les machines communes à plusieurs hommes relèvent encore d’un examen général où leur valeur se calcule en heures de travail abstrait.
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Ainsi, la première étape supprime l’échange marchand et ne garde que le partage ou la répartition. La seconde étape supprime le principe du partage selon le temps de travail abstrait et découvre le principe concret du partage selon le besoin. Mais dans ces deux étapes, il y a toujours de l’économie, de la peine dans l’exercice du travail et de la contrainte de rareté.
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Le second texte rédigé en conclusion du livre III du Capital est bien connu, mais il mérite d’être cité tout entier.
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« À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures; il se situe donc par sa nature même au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. Tout comme l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie;cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de la société et tous les types de production. Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s’élargit, parce que les besoins se multiplient; mais en même temps se développe le processus productif pour les satisfaire. Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés – l’homme socialisé – règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui cependant ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération »
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