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Cinquante numéros de la Revue du Mauss semestrielle, vingt-cinq ans de parution [1][1] Avec les vingt-cinq numéros du Bulletin du MAUSS et...,
ça n’est pas rien ! Il faut, avec ce numéro 51 (prélude à cinquante
nouveaux numéros ?), célébrer dignement cette longévité inattendue et,
pour cela, prendre tous les risques. Parce que le MAUSS critiquait, et
critique toujours, ce qu’il appelle l’« axiomatique de l’intérêt » et, a fortiori,
parce qu’il montre comment le rapport social trouve son origine dans le
don (ou, plus précisément, dans ce que Marcel Mauss appelait la triple
obligation de donner, recevoir et rendre), nos critiques ont souvent
fait semblant de croire que nous affirmions que les actions humaines
sont motivées par l’altruisme et que dans ces actions n’entrerait aucune
part d’intérêt. Allégations bien évidemment paresseuses, pour ne pas
dire mensongères, puisque nous passons notre temps à mettre en lumière
l’ambivalence du don, sa multidimensionnalité, son caractère
« hybride », comme disait Mauss.
2
Avec
ce numéro 51, nos critiques pourront s’en donner à cœur joie. En
mettant en exergue le bon, le juste et le beau, et en laissant entendre
que nous ne pouvons pas nous passer d’y aspirer, nous savons bien en
effet que nous nous opposons à toute la dynamique de la pensée moderne
qui, selon des modalités et à des degrés divers, se caractérise par la
critique et la déconstruction permanente qu’elle fait subir à toutes ces
notions, dont elle semble avoir la tentation de se débarrasser
radicalement in fine, au moins
tendanciellement. Après Machiavel expliquant qu’il importe peu que le
prince soit bon ou juste pourvu qu’il donne l’apparence de l’être, c’est
Hobbes qui sonne le glas de tout ce à quoi les humains avaient cru
jusque-là en affirmant l’inexistence et l’irréalité du « souverain
bien » des Anciens. L’ordre social ne peut donc plus être fondé sur le
bien ou le bon, notions toutes subjectives et dont la recherche est,
selon l’auteur du Léviathan, facteur
de guerres civiles, mais uniquement sur l’intérêt bien compris. Ou
plutôt, Hobbes l’avait parfaitement compris, sur la quête ininterrompue
et sans fin de la satisfaction d’intérêts fugaces. Dans ce sillage,
toute la pensée moderne s’est déployée comme une pensée du soupçon. Avec
les moralistes français, bien sûr, avec l’utilitarisme, avec l’économie
politique anglaise, avec Marx, Nietzsche, Freud et avec, désormais, la
posture constructiviste-déconstructionniste généralisée qui fait office
de vulgate pour tous les jeunes chercheur(e)s en science sociale ou en
philosophie.
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Impossible,
bien sûr, de ne pas accepter l’héritage de cette pensée critique. Mais
il devient urgent de se demander si, devenue ritournelle quasi
mécanique, elle n’a pas épuisé une part essentielle de sa fécondité. Ou
si, pire encore, elle n’est pas devenue largement contre-productive. En
effet, d’abord déployée à des fins d’émancipation – émancipation des
illusions religieuses ou morales, émancipation de toutes les formes de
domination, politique, économique ou symbolique –, on ne voit que trop
les affinités électives qu’elle entretient désormais, fût-ce à son corps
défendant, avec le néolibéralisme, i. e.
avec le capitalisme rentier et spéculateur, extraordinaire machine à
détruire toutes les formes de socialité instituées. Avec l’extension
planétaire de son règne, Marx et Engels l’avaient déjà parfaitement
exprimé dans le Manifeste du Parti communiste,
tout – le bon, le juste, le beau – part en fumée et se dissout dans
l’air. Dans l’air de la spéculation financière, parfait doublon de la
spéculation conceptuelle critique critique, cette critique stérile et
impuissante que dénonçaient Marx et Engels, dans La Sainte Famille, livre d’abord intitulé puis sous-titré, avec ironie, Critique de la critique critique (1845).
4
Bien
sûr, répétons-le, toutes les réflexions critiques sur les idées mêmes
de beau, de bon, de bien ou de juste doivent être connues, intégrées et
assumées. Mais si nous voulons avoir une chance de proposer une
alternative effective au néolibéralisme et au capitalisme rentier et
spéculatif, alors il nous faut rompre une bonne fois, non avec la
critique, toujours nécessaire, mais avec la posture criticiste
systématique (plus « critique », plus « révolutionnaire », plus
« radical », etc., que moi… tu meurs !) et accepter une certaine réalité
du beau, du bon, du bien et du juste. Ou, à tout le moins, les
conserver avec ferveur à titre d’idéaux régulateurs. Ou encore, si nous
voulons nous donner une vraie chance de sauver le monde des périls qui
l’assaillent, un monde si violemment menacé, alors il nous faut
apprendre à nous réconcilier avec lui et à voir sa beauté. Pourquoi, à
quoi bon entreprendre sinon pour le sauver ?
5
Quelque
part, Pierre Bourdieu explique que, dans une ère précritique, on voit
un prêtre et on se dit : Tiens ! Un prêtre ! Dans une ère critique, on
ne voit plus le prêtre mais l’homme d’un appareil de pouvoir et de
tromperie. Dans un troisième temps, enfin, qu’on pourrait qualifier de
postcritique, on voit un prêtre malgré tout. Salutaire mise en garde
contre un criticisme dévastateur, qui risque de tout emporter sur son
passage. Apprenons donc à essayer de voir le beau, le bon, le bien, le
vrai et le juste malgré tout.
Ombres et Lumières ou la dialectique de la critique
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Avant
de cheminer vers cette « postcritique », peut-être est-il utile de
clarifier l’idée même de critique. Il n’est pas illégitime, comme le
suggère Michael Walzer [1996], de considérer que la critique et, plus
précisément, la critique sociale, est aussi vieille que l’histoire de
l’humanité. Après tout, des prophètes de l’ancienne Israël à Socrate (et
à ses adversaires, les sophistes), mais aussi aux satiristes romains,
aux frères prêcheurs du Moyen Âge et aux humanistes de la Renaissance,
légion sont ceux qui, selon la définition de Walzer du rôle spécifique
du critique, ont proposé de « faire la description de ce qui ne va pas
de manière à suggérer un remède » [ibid., p. 22].
7
Pour autant, le terme de critique n’émerge véritablement qu’au xviiie siècle,
ce siècle du « règne de la critique » [Koselleck, 1979], le siècle des
Lumières. Et il importe de souligner que le premier foyer de la critique
fut en premier lieu celui du monde l’art. Le
critique qui, au siècle suivant, allait se professionnaliser avec le
développement de la presse, était d’abord l’« arbitre des arts », l’Aufklärer du public, à la fois son pédagogue et son représentant. La
critique pouvait ainsi incarner un jeu subtil entre ombres et lumière :
éclairer le libre jugement profane pour le sortir de la pénombre des
traditions, des institutions qui fixaient alors les codes et canons du
beau [2][2] Comme le rappelait Habermas, « c’est au sein des institutions....
Plus généralement, et au-delà du seul champ artistique, par la critique
éclairée des dogmes tant religieux et moraux qu’esthétiques, mais
aussi, au nom du principe de publicité, par la mise au jour des obscurs
secrets d’État, la critique n’avait d’autre fin, comme y invitait Kant,
que de faire sortir les hommes de l’état de minorité. Critique
généreuse, serions-nous tentés de dire, comme si « rendre publique »
quelque œuvre que ce soit relevait d’une obligation de donner au public
et d’abonder au patrimoine commun du savoir et de la culture ; comme si
« publier » signifiait, d’abord, participer au bien public par le moyen
de la publication ; comme si, en quelque sorte, le travail de ce que
l’on appellera, au sens très large, la « République des Lettres »
constituait une sorte de « service public » spécifique [Merlin, 1994,
p. 117]. Autrement dit, de la tradition humaniste aux Lumières, il n’est
pas illégitime de lire le travail critique avant tout comme don,
manifestation d’une amitié publique – sous des formes où le réquisitoire
et la satire ne tarissent pas l’éloge.
8
Suggérer que cette lucidité, ces lumières de la critique, puisse aujourd’hui s’aveugler et nous aveugler invite à faire l’hypothèse qu’à l’instar de la raison et de sa dialectique [3][3] La fameuse Dialektik der Aufklärung (1944) des deux...,
la critique, du moins sous certaines de ses formes, se serait en
quelque sorte retournée en son contraire. De la lumière à l’ombre…
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Le
premier retournement – le plus apparent et le plus polémique – relève,
disons-le brutalement, d’un retour au conformisme ou, pire, à l’esprit
de censure. En effet, au vibrant plaidoyer des Lumières et des
humanistes de la Renaissance pour la libre discussion, ne s’est-il pas
substitué — et pas seulement dans le monde académique — une véritable
police du langage, des comportements individuels et collectifs, et la
défense d’un nouvel ordre moral (voire également esthétique) avec ses
maîtres-censeurs ? Ce qui est piquant, c’est qu’une telle police, un tel
retour à l’ordre, ne sont pas sans évoquer les institutions et
autorités politiques, religieuses, morales ou esthétiques que la
critique des humanistes et des Lumières s’attachait justement à
combattre [4][4] Certes, on pourrait nous rétorquer qu’à la différence...…
10
On
pourrait rajouter que ce nouvel obscurantisme des « saintes familles »
contemporaines est indissociable d’un langage passablement nébuleux. For happy few only.
Majeurs et diplômés. Comme si s’était aussi perdue cette relation de
don entre la critique et son public, si vivante encore au xixe siècle, l’âge d’or de la critique sociale, et durant une bonne partie du siècle suivant. Critique de plus en plus spécialisée [5][5] À l’instar de la figure foucaldienne de l’« intellectuel...,
académisée et docte (Bourdieu) ou méticuleusement ésotérique (Lacan) ;
critique allergique aux « valeurs moyennes », telles que les défendait
Camus, à nos intuitions morales les plus ordinaires, à notre common decency [6][6] On songe ici notamment aux divers procès en sorcellerie....
On comprend mieux alors les raisons pour lesquelles elle tend à devenir
inaudible, tant elle ne se parle qu’à elle-même, se déconstruisant
elle-même. Mais là n’est peut-être pas l’essentiel.
11
Que
nous donne à voir la critique critique contemporaine ? Résolument
matérialiste et réaliste, réfutant tout « essentialisme », elle
s’acharne, inlassablement, à lever le voile de notre ignorance de la
vérité du monde social, nous invite – ou nous enjoint – à soupçonner que
tout ce qui est ne tient qu’à l’arbitraire des cultures et des rapports
de pouvoir, au point de dépeindre le monde sous ses aspects les plus
sombres. Or, s’il est une leçon à tirer de la « Critique de la critique
critique » du pamphlet des jeunes Marx et Engels où ces deux complices
ridiculisaient, le plus sérieusement du monde, les analyses éthérées et
pédantes des maîtres autoproclamés de la subversion critique – ces
jeunes hégéliens réunis autour des frères Bauer –, cette leçon est
peut-être celle-ci : le réalisme n’est pas toujours là où l’on croit [7][7] Comme le souligne Hans Joas, « il y a de bonnes raisons....
Non seulement la noirceur du monde ne saurait avoir le dernier mot,
mais surtout, le matérialisme bien compris est celui qui, à l’instar du
« parti pris des choses » du poète Francis Ponge, prend le parti du
réel [8][8] Ainsi, Marx et Engels soulignaient, dans la Sainte...
et non celui qui le prend à partie, pour le dénoncer, voire le « rendre
inacceptable » [Boltanski, 2008]. Prendre le parti du réel – sans en
rendre pour autant son parti – suppose de reconnaître qu’il ouvre déjà,
pour qui sait voir, un horizon normatif et critique ; qu’il manifeste
des qualités morales ou esthétiques dignes, elles aussi, d’être
dévoilées et ainsi approfondies et actualisées. En ce sens, l’aporie
fondamentale de la critique critique ne réside-t-elle pas avant tout
dans son refus de faire droit, sans irénisme, aux potentialités, à la
générosité de ce qui est [9][9] Et ainsi à appréhender en quoi ce qui est contient..., dans son incapacité à rendre justice à ce qui se donne ?
12
Comment
alors surmonter cette cécité ? Comment penser une critique généreuse et
résolument anti-utilitariste ? Telle est la question centrale autour de
laquelle, sans s’être donné le mot, gravitent les textes réunis dans ce
numéro. Y répondre suppose tout d’abord que l’on puisse, selon la
formule de Mauss, « s’opposer sans se massacrer », autrement dit
restaurer les conditions d’un débat qui ne retombe pas dans les ornières
du soupçon et de la dénonciation systématiques, qui n’alimente pas les
passions tristes et, finalement, l’impuissance. C’est dans cet esprit
– agonistique sans être, espérons-le, vainement polémique – qu’il
s’agira tout d’abord de prendre toute la mesure de l’épuisement d’un
certain geste critique. Mais nous ne saurions en rester là. La critique
– d’un point de vue anti-utilitariste, mais que pourrait-elle être,
sinon ? – ne vaudrait, en effet, pas une heure de peine si elle ne nous
invitait à appréhender, au-delà de tout soupçon, tout ce qui se joue
« par-dessus le marché », indépendamment des seuls intérêts – et
rapports de domination. En ce sens, le pari de ce numéro invite à
renouer aujourd’hui avec ce qui nous semble constituer la face de
lumière(s) de la critique : sa dimension donative. Car, tout bien
considéré, juger du monde, des hommes, des œuvres – plus généralement,
penser, décrire, expliquer, analyser, écrire –, n’est-ce pas donner
d’abord à ses lecteurs, à ses pairs et, virtuellement, à l’humanité tout
entière [10][10] Voir le précédent numéro de la Revue du MAUS semestrielle,... ? Ou, plus subtilement encore, donner en retour à l’objet même de son analyse, quel qu’il soit, tout ce qu’il a donné [11][11] Ainsi La Bruyère, dans la préface de ses Caractères,... ? Tel pourrait être le principe élargi de charité – de générosité [12][12] Dans une digression, intitulée « Critique de mes critiques »,... – de la postcritique vers laquelle ce numéro entend cheminer.
La critique en phase critique ?
13
Commençons par notre diagnostic clinique. Frédéric Vandenberghe
suggère de reprendre les choses à leur racine, en esquissant une
généalogie de ce qu’il nomme le « Nouveau Consensus Orthodoxe ». Il
rappelle comment ce syndrome de la critique critique contemporaine est
apparu lorsque la French Theory (Derrida, Foucault, Lacan et quelques
autres), en traversant l’Atlantique, a engendré ces multiples
« post-ismes » philosophiques dominants dans les départements de
littérature comparée, puis, sous le label « Studies », dans l’ensemble
des départements de sciences humaines et sociales, et suscité pléthore
d’investigations postdisciplinaires sur les connexions entre pouvoir,
discours et pratique. C’est cette fascination pour les discours qui est
ici épinglée et promue au rang de « philosophie décorative ». Du texte
et rien que du texte. D’où l’impératif catégorique, au nom de cette
(inter)textualité généralisée de déconstruire toute « réalité » qui ne
serait que « réification du discours qui se présente comme nature » et
dont il s’agit de dévoiler la violence qui s’y exprime et s’y dissimule à
la fois [13][13] Et c’est également à fleur de texte, souligne l’auteur,....
Non seulement y perd-on parfois son latin mais, plus encore, du point
de vue du réalisme critique défendu par l’auteur, toute possibilité de
se référer à d’autres réalités que celles performées par ces discours.
Or une telle obsession d’en finir avec les distinctions entre réalité et
représentation, ontologie et épistémologie, discours et pouvoir, texte
et contexte, ne nous désarme-t-elle pas face à la fin (bien réelle) de
l’histoire (voire de l’humanité) à laquelle pourrait conduire le
« capitalisme tardif » ? Ne fait-elle pas le lit du combat le plus
avancé contre le dernier bastion du prétendu « essentialisme »
occidental : celui que mène le posthumanisme (et son big business) contre la distinction entre humain et non-humain ?
14
Cette contribution, en définitive assez nuancée, peut être lue comme une invitation à une postcritique [14][14] Mais aussi à une science sociale « postclassique »,... tant elle souligne combien les « post- » semblent bien souvent « ante »,
comme si la critique critique était profondément nostalgique d’une
époque en grande partie révolue. C’est un argument assez proche que l’on
pourra lire dans les « Réflexions brutes sur le postcolonialisme » que
nous livre ici François Gauthier.
Rappelant tout ce que ce courant de la pensée critique doit à l’œuvre
marquante d’Edward Saïd et à sa déconstruction de la construction
occidentale de l’Orient (le fameux « orientalisme » qui a tant servi
l’impérialisme et le colonialisme), l’auteur pointe quelques paradoxes
bien instructifs. Fascinée par les logiques de domination, la critique
postcoloniale n’essentialise-t-elle pas une certaine représentation
– utilitariste et occidentale – de l’homme comme éternel maximisateur de
son pouvoir et de ses intérêts ? Réduisant le social au « discursif », à
l’instar de la galaxie des Studies,
n’universalise-t-elle pas ce geste si caractéristique des cultures
occidentales nées d’une religion du Livre ? Mais, surtout, à « s’opposer
à une métaphysique de l’Un qui cacherait une tentation totalitaire et
une gouvernementalité absolue des sujets, en premier lieu ceux qui ne
partagent pas la culture occidentale », ne valorise-t-elle pas « une
métaphysique du multiple, qui est précisément celle du marché et du
(néo)libéralisme » ? Le postcolonialisme, pas si « post » que cela, ne
mènerait-il pas alors un combat d’arrière-garde ?
15
En écho à ce texte, le sociologue des religions James Spickard
s’interroge : « Sommes-nous confinés à n’avoir qu’une série de
sociologies indigènes, occidentale inclue, chacune applicable uniquement
dans sa sphère locale ? » Telle est, en effet, la conclusion de
certains auteurs postcoloniaux. Ainsi censurent-ils le savoir occidental
non seulement parce qu’il a servi le pouvoir colonial et contribué à
ignorer les apports des autres peuples, mais aussi en raison d’un refus
de principe que les idées issues d’une société soient utilisées pour en
comprendre une autre. Tout en faisant droit à cette thèse du
« colonialisme intellectuel » et à la nécessité de reconnaître les dons
multiples et précieux des cultures non occidentales à notre commune
humanité, comment, suggère l’auteur, surmonter cette tentation de
l’isolement culturel sinon en menant une profonde réforme des sciences
sociales dans une perspective résolument égalitaire et inclusive ?
16
C’est
sur le terrain anthropologique que se poursuit notre enquête. Un débat
important a récemment secoué cette discipline en profonde mutation [15][15] Notamment en raison de la disparition progressive de..., à la suite d’un article récent de Sherry Ortner dans la revue Hau [16][16] Sherry Ortner, « Dark anthropology and its others :.... Pour cette célèbre anthropologue américaine, s’opérerait depuis les années 1980 un tournant vers ce qu’elle nomme la dark anthropology,
une anthropologie, inspirée de Marx et surtout de Foucault, focalisée
sur les dimensions les plus sombres de la vie sociale : le pouvoir, la
domination, les inégalités et l’oppression. Néanmoins, remarque
l’auteure, l’anthropologie ne se noie pas tout entière dans ces eaux
glacées et, en réaction, se sont développées des approches alternatives,
parmi lesquelles celles qu’elle nomme les « anthropologies du bien »,
inspirées notamment de Durkheim et attachées à décrire la morale
ordinaire, les formes du « bien-vivre », la place de l’empathie, du don,
etc. Comme le souligne Émir Mahieddin
dans son excellente présentation de ce texte, l’idée d’une
anthropologie du bien peut paraître naïve, tant elle invite à rompre
avec « l’imaginaire de la figure publique de l’intellectuel critique qui
doit mettre le doigt “là où ça fait mal” ». Pour autant, il n’est pas
alors certain que cette anthropologie sombre – décrivant un monde qui
« ne serait que violence et souffrance, surveillance en tout point » –
soit si réaliste qu’elle le prétend, du moins au regard de sa cécité à
voir, aussi, ce qu’il nomme la « banalité du bien ».
17
Un
dernier coup de projecteur sur une autre face d’ombre de la critique
critique méritait d’être jeté, celle portée par les nouvelles
radicalités politiques. C’est ce que proposent ici Frank Adloff et Marie Rotkopf
dans leur analyse, vue d’Allemagne, des récentes publications de l’un
des groupes les plus marquants de l’ultragauche contemporaine, le fameux
Comité invisible. Éloge de la « destitution » contre toute prétention à
la « constitution » (l’établissement d’institutions), apologie de la
fragmentation contre toute velléité de totalisation, primauté de
l’« intersection » entre des singularités irréductibles contre leur
subsomption dans une quelconque unité collective, le groupe réuni autour
de Julien Coupat célèbre bel et bien les vertus de la déconstruction.
Pour autant, en dignes héritiers du situationnisme, s’y lit aussi une
profonde aspiration à la communauté et au partage, aux liens forts de
l’amour et de l’amitié, et à la poésie, dans une inspiration
radicalement anti-utilitariste, sous bien des aspects, proche du MAUSS.
D’où cette tension entre une fétichisation de « la puissance de la
liberté esthétique cherchant à faire sauter toute norme et ordre
social » et « une théorie et une pratique de l’interdépendance ». Or
cette tension semble se résoudre in fine
dans une fascination antipolitique et toute esthétique pour la
violence, « pour le cortège de tête, cet acteur poétique que l’on
appelait autrefois Black Bloc »…
18
Que
conclure, provisoirement, au vu des différents symptômes recueillis
dans ces divers champs de la critique critique ? Sous la plume du
philosophe Dany-Robert Dufour, le
diagnostic est sans appel et explicitement clinique : notre monde
postmoderne serait frappé d’un « délire », délire selon lequel « pour
obtenir tout, il lui faut tout détruire »
et, en premier lieu, les bases même de la pensée. Reformulant la
dialectique de la raison d’Horkheimer et Adorno, il montre que ce délire
vient de loin. « Après avoir détruit le mythos par le logos, nous voici maintenant, suggère-t-il, en train de détruire méthodiquement le logos. »
La « doxa postmoderne » ne serait alors que l’aboutissement de
l’héritage délétère de trois siècles de culture libérale, tant,
désormais, le Bien peut procéder du Mal (Mandeville), le Juste de
l’Injuste (utilitarisme), le Vrai de l’efficacité (pragmatisme), tandis
que le Beau, après Duchamp, se voit livré au marché. Une véritable
entreprise de « mise à mort » orchestrée par la nouvelle religion du
Divin Marché et ses avatars (et sophismes) philosophiques…
Au-delà de tout soupçon, le bon et le bien ?
19
Faut-il
pour autant, afin de sauver le Bien, le Juste et le Beau et les laver
de tout soupçon, en revenir, comme semble y inviter Dany-Robert Dufour, à un platonisme, même bien tempéré [17][17] Et ainsi invoquer, comme y invite l’auteur : « Socrate... ?
N’avons-nous d’autres alternatives face au nominalisme radical de la
critique critique que d’en revenir à une conception essentialiste des
valeurs ? Il était inévitable que ce numéro trouve sur son chemin ce
vieux débat, qui retrouve aujourd’hui une belle acuité [18][18] Voir notamment deux anciens numéros de la Revue du....
Mais, afin de ne pas nous perdre en route, les articles qui composent
cette seconde section du numéro proposent quelques chemins de traverse
originaux. Parcourons-les d’un pas rapide.
20
Nathalie Heinich
nous invite à naviguer entre le « Charybde du réductionnisme
critique », selon lequel les valeurs n’existent pas, ne sont
qu’illusions ou dissimulations d’intérêts, et le « Sylla de la
métaphysique apologétique » qui, à l’inverse, les conçoit comme des
réalités transcendantes, s’imposant à tout un chacun. En nous libérant
ainsi des « deux faces de la médaille normative », nous pourrions enfin
appréhender le beau, le bien, le vrai et le juste non pas en majuscule,
mais au regard ce que représentent concrètement ces valeurs pour les
acteurs, au regard de ce qu’ils croient – ou ne croient pas. Et ainsi
faire droit à leurs capacités critiques [19][19] Où l’on retrouve un autre débat, plus contemporain....
À l’évidence, un tel nominalisme apparaît bien plus réaliste que
l’inlassable réductionnisme propre aux multiples expressions de la
pensée du soupçon contemporaine. Mais ne conduit-il pas à proscrire, au
nom notamment de la neutralité axiologique, toute appréhension des
valeurs hors du discours des acteurs ? Or, comme le démontre Jacques Lecomte,
de multiples recherches empiriques, menées en neurobiologie, en
psychologie ou en économie expérimentale notamment, invitent à moins de
modestie, du moins à un certain réalisme en matière de valeurs. Ces
travaux montrent en effet de façon frappante qu’il existerait chez
l’être humain une « propension naturelle à la bonté ». N’y a-t-il pas là
un faisceau de preuves, toutes empiriques, que le bien et le bon
« existent » bel et bien, qu’ils présentent une certaine solidité et
résistent fort bien à leur déconstruction [20][20] Ces recherches appelleraient d’ailleurs à déconstruire... ?
Mais n’est-ce pas davantage encore dans la littérature que cette
« présence » de la bonté et du bien peut être attestée avec sa plus
grande force et évidence, comme le suggère Michel Terestchenko ?
Une telle proposition peut susciter une perplexité bien légitime. La
littérature, sauf à sombrer dans la sensiblerie des romans de gare,
n’a-t-elle pas pour vertu première de dénoncer les oripeaux de la
vertu ? Prenant le contre-pied du célèbre ouvrage de Georges Bataille, La Littérature et le Mal,
l’auteur montre au contraire que « lorsque la littérature s’approche du
bien, elle est formidablement intéressante ». Non pas en tant qu’œuvre
d’édification morale, mais en tant qu’elle est, avec souvent plus de
force que la philosophie ou les sciences humaines et sociales, « la vie
manifestée en tant qu’elle nous apparaît, nous blesse et nous touche ».
Le roman, en tant qu’« espace d’apparition », peut ainsi nous rendre
sensible à différentes « figures-icônes » de la bonté humaine, comme
autant d’incarnations du Bien, de sa manière d’être, de son geste, de sa
présence réelle, qui « nous impliquent infiniment ».
21
S’il
n’est donc en rien naïf ou illusoire d’attester de la présence et de la
puissance du bon et du bien, comment alors expliquer la force de
conviction de ceux que Paul Ricœur avait proposé de dénommer les
« maîtres du soupçon » – Marx, Nietzsche et Freud – et de leurs
héritiers contemporains ? Qu’est-ce qui fonde cette thèse – hier
provocatrice, aujourd’hui lieu commun de la pensée critique – selon
laquelle les motifs moraux dissimuleraient nécessairement des appétits
amoraux ? C’est à répondre à ces questions redoutables que se consacrent
les derniers textes de cette section. Le débat s’engage avec Michael Polanyi, philosophe et épistémologue austro-hongrois [21][21] Très célèbre dans le monde anglo-saxon, bien moins.... Nous publions ici, traduit et présenté par Jean-Baptiste Lamarche, un chapitre de son ouvrage Personal Knowledge (1964), sous-titré « Vers une philosophie postcritique ».
Il y développe, avant tout au sujet du marxisme et du freudisme, sa
subtile théorie de l’« inversion morale ». Résumée en quelques mots,
elle consiste à montrer combien la pensée moderne est traversée par une
contradiction fondamentale entre « passion morale » et « objectivisme »,
soit entre sa volonté de réaliser dans la vie sociale des valeurs
morales et sa conception impersonnelle et mécanique des affaires
humaines. Bref, comment, pour l’homme moderne, « se livrer à ses
passions morales dans des termes qui satisfont également sa passion pour
une impitoyable objectivité ». Comme l’illustrent le marxisme et,
différemment, la psychanalyse freudienne (mais aussi l’utilitarisme),
une solution se serait imposée, consistant à déguiser ses passions en
énoncés scientifiques. Or, s’interroge Polanyi, un tel subterfuge ne
conduit-il pas alors à nier que les exigences morales puissent
constituer les motivations fondamentales de l’homme – à les « refouler »
en quelque sorte et à les « sublimer » dans une vérité scientifique
indiscutable ? Mais alors le risque est grand, comme en témoignent les
totalitarismes du xxe siècle,
que ce « déguisement scientifique » de la morale vienne justifier… la
moralité de l’immoralité et la violence politique !
22
Cette
précieuse analyse de l’inversion morale doit être lue comme une
invitation non seulement à nous réconcilier avec nos motivations morales
les plus ordinaires, mais, plus encore, à les libérer de ces formes de
répressions idéologiques pathologiques qui les musellent. Faut-il pour
autant en finir avec toute pensée du soupçon ? Ce n’est pas si sûr. Fabien Robertson suggère davantage une via media,
profondément maussienne. Tout en reconnaissant que le travail de la
pensée a besoin d’une « dose de soupçon », tant elle se nourrit et se
vivifie de « ce refus d’admettre les choses telles qu’elles nous
apparaissent », il souligne qu’elle ne saurait se limiter à faire tomber
les masques. En effet, à tant travailler à (se) désillusionner, ne
perd-on pas quelque chose de la réalité, notamment sa vivacité, son
imprévisibilité, sa créativité, si fondamentale dans le « jeu social » ?
C’est la raison pour laquelle il propose d’opposer (et d’associer) à
cette « pensée qui prend » – à son « geste d’emprise et de pénétration » –, une « pensée qui donne » – qui rend
raison et justice à ce qui se donne à elle, qui accueille et soutient
ce qui est, au lieu de prétendre se l’approprier ou le percer
définitivement à jour.
Reconnaître la générosité de ce qui est ou l’anti-utilitarisme comme anti-critique (critique)
23
Voilà
dégagé, progressivement, l’espace d’une critique résolument
anti-utilitariste, ouverte à la générosité de ce qui est, attentive à la
générativité de ce qui se donne. Comme il est apparu en chemin, la
critique ne saurait en effet, sauf à détruire son objet, s’épuiser à
jouer les Cassandre en adoptant le point de vue de Sirius et dénoncer
sans répit ce monde immonde, ce monde qui nous ment – comme nous ne
cesserions d’ailleurs de nous mentir à nous-mêmes. Au mieux
pourrions-nous célébrer, selon cette formule fameuse – et fort
ambivalente – de Bourdieu pour définir l’efficace du don, « cette
hypocrisie collective en vertu de laquelle la société rend hommage à son
rêve de vertu et de désintéressement » [Bourdieu, 1997, p. 239]. Bref,
sur le modèle de l’inversion morale, il ne nous resterait plus qu’une
poignée d’illusions nécessaires. Or ne faudrait-il pas plutôt renverser
cette inversion ? En effet, cette « hypocrisie collective » ne
suppose-t-elle pas justement « ce rêve de vertu » ou, pour paraphraser
Marx, que le monde possède déjà le « rêve d’une chose [22][22] « On verra alors que depuis longtemps, le monde possédait... ».
Donc que ce rêve est bien réel ou, plus largement, que les valeurs et
les idéaux ne constituent ni des illusions ni des implants
transcendantaux. Ils sont dans le monde. Du moins pour qui sait voir.
Dès lors, le travail de la critique et, plus généralement, de la pensée
exige moins de déchaîner que de contenir, au double sens du terme, ce
moment légitime du soupçon, afin de rendre justice à (tout) ce qui est.
Sauf à reconnaître aussi la beauté, la bonté et la justice de ce qui se
donne à voir – plutôt que de déconstruire inlassablement toute valeur –,
comment pourrait-elle, comme y invitait Marx, « cueillir la fleur
vivante » ?
24
Se
révèle ainsi une éthique de la pensée et de la critique dont il nous
faut maintenant approfondir la dimension esthétique, tant elle engage
une certaine sensibilité (aisthesis),
une certaine qualité du regard. C’est ce à quoi s’attachent les deux
contributions suivantes, dans le champ de la philosophie et de l’art
pour le premier, dans celui de la science sociale pour le second.
Désenchantement, enténèbrement, démembrement, dénégation, relégation,
amputation du réel, pour le poète Henri Raynal
la philosophie contemporaine – à moins qu’il ne s’agisse, selon le
terme de Gilles Deleuze, d’une nécessaire « misosophie » – nous a
désappris à voir. La « coalition de fait des épistémologies
déréalisantes », fascinée par l’indifférencié, l’« irrelié », le
« grouillement confus » et le chaos sur lequel s’élèvent les êtres et
les choses est si attachée à dévoiler les coulisses qu’elle nous prive
du spectacle du monde. Afin de percer cette bulle qui nous isole – du
monde et de nous-mêmes –, l’auteur nous invite à fonder la réflexion non
sur le cogito mais sur un video : « Je vois qu’il y a » ;
« qu’il y a le Dehors, l’Altérité… qui me fondent ». Sous ce regard,
nous pourrions alors reconnaître non seulement que « nous habitons le
somptueux », mais aussi que « le faste qui nous est dispensé appelle une
générosité de notre part ». Comme si, contre toute arrogance à l’égard
de son objet, la pensée devait se faire don (en retour) à l’autre de la
pensée pour ainsi s’engager avec lui dans une « concrète complicité ».
En hommage à l’œuvre d’Henri Raynal et de sa cosmophilie, Philippe Chanial
se propose de frayer la voie d’une sociologie résolument
« sociophilique », attentive au côté lumineux de la force du social. Si
souvent attirée par son côté obscur, la sociologie critique n’est-elle
pas en effet frappée d’une « sociophobie » qui la rend incapable de
témoigner d’un « merveilleux objectif » (Raynal) à l’œuvre, aussi, dans
le monde social ? En compagnie de Charles Cooley, John Dewey, Georg
Simmel et Marcel Mauss, il invite à rendre justice à la délicate
essence, à la fois morale, épiphanique et esthétique, du social afin de
mettre en lumière ces petits miracles quotidiens par lesquels – sur fond
d’ombre, celui de la violence – se nouent les liens sociaux, « ces purs
moments de société où le social apparaît en pleine lumière ». En
résulte une conception ouverte, mais aussi généreuse, du monde social
dont il s’agit de donner la meilleure description, « celle qui fait
droit aux possibilités idéales données dans le monde et nous offre les
moyens propres à les actualiser pour en cueillir les fleurs vivantes ».
25
Mais
à célébrer ainsi ce qui est et ce qui se donne, ne sortons-nous pas du
champ de la critique ? Un détour par l’histoire littéraire peut nous
permettre de surmonter cette apparente contradiction. Comme le rappelle Julie Anselmini, le xixe siècle
a été le théâtre d’une violente mise en cause de la montée en puissance
de la critique (professionnelle) par les artistes eux-mêmes. Les
manifestations de cette « anti-critique » furent très diverses, qu’il
s’agisse de stigmatiser la « cruauté de l’impuissance » des critiques
(Baudelaire) ou d’inviter à « abandonner la petite et facile critique
des défauts pour la grande et difficile critique des beautés »
(Chateaubriand). Privilégiant l’un des hérauts de cette offensive,
Théophile Gautier, l’auteure souligne combien l’un de ses enjeux est de
refuser de « subordonner l’art à des buts qui lui sont extérieurs ».
D’où sa dénonciation des censeurs, son procès de la bien-pensance, mais
aussi de ceux qu’il nomme les « critiques utilitaires », pour mieux
défendre la gratuité du Beau. On aurait tort d’y lire une esthétique
formaliste coupée de toute considération sociale et politique. Bien au
contraire, l’« anti-critique » créatrice de Gautier puise son
anti-utilitarisme et son culte du Beau dans une analyse critique des
relations de l’art avec la société qui, luttant contre toute annexion de
l’art à la religion de l’Utile, vise à protéger les droits inaliénables
de la beauté, de la gratuité et de la jouissance (esthétique). Défendre
ainsi la positivité du beau n’a donc rien d’irénique, mais vient
déplacer en quelque sorte l’exigence critique sur ce qui en menace le
libre épanouissement [23][23] Voir le n° 48 de la Revue du MAUSS semestrielle, « S’émanciper,....
26
Tel est aussi le pari de Paul Audi
dans un texte qui vient, quant à lui, soutenir la « positivité absolue
de l’amour ». Ce thème pourrait sembler incongru dans la perspective de
ce numéro. Il n’en est rien. Car l’amour, comme l’art ou l’éthique, ne
cesse-t-il pas d’être déconstruit, moqué comme objet de sensiblerie ou
frappé d’un regard cynique au regard de son impossibilité de principe
[voir Audi, 2016] ? Pour autant, sa « valeur absolue » ne saurait être
identifiée à sa « pureté » – ce qui vaut tout autant pour le Bien ou le
Beau. Non, précise l’auteur, l’amour n’est pas aussi désintéressé qu’on
le dit. Sa « réalité » – la logique de cet événement qu’est l’amour –
renvoie bien à un « intérêt » : « L’amour est intéressé : foncièrement
intéressé à l’altérité de l’autre, concerné par l’autre en tant
qu’autre. » Dans la considération amoureuse, cet « Être-autre », nous le
voulons « pour notre bien », « en proportion même de notre incapacité à
être autrement que le “soi” que nous sommes chaque fois du seul fait
que nous sommes ». En ce sens, l’amour – comme la création esthétique
chez Mallarmé, ce « mouvement (personnel) rendu à l’infini », à l’infini
des possibilités humaines – suppose cette même passion de surmonter
notre finitude originelle. Tel est ce que nous donne l’amour et fonde sa
positivité : sa générosité et sa générativité. Ne nous donne-t-il pas,
comme l’art et l’éthique, cet excédent de vie, cette intensification de
la vie subjective qui nous humanise. Quel meilleur rempart alors contre
le nihilisme et le réalisme contemporains !
27
Cette
conception généreuse de la vie n’est-elle pas au cœur de la sociologie
vitaliste de Jean-Marie Guyau ? C’est ce que nous rappellent ici Laurent Muller et Jordi Riba
pour mieux en pointer toute l’actualité et la pertinence en science
sociale, notamment au regard de sa célébration de la créativité de
l’agir humain qui permet d’en mieux saisir la dimension tout à la fois
éthique et esthétique – esth/éthique, dirait Paul Audi [2010].
28
Nous achevons ce dossier sur les quelques lignes consacrées par Bruno Viard
aux « Beautés du Coran », évoquant notamment la fameuse sourate LV,
« Le miséricordieux », celle dont le prophète a dit : « Chaque chose a
sa fiancée et la fiancée (ou l’épousée) du Coran, c’est la sourate
ar-Rahmân. » Dans le contexte du moment, cette référence au Coran n’a
rien d’innocent. Mais elle vient aussi rappeler combien cet éloge de la
générosité – ici des multiples dons et bienfaits divins – marque toutes
les cultures humaines. Ou, à l’inverse, qu’aucune d’entre elles ne s’est
jamais instituée de ce discrédit infligé au monde, si puissant, on l’a
vu, dans certaines des formes de la pensée contemporaine.
29
Si l’on doit à la « raison critique », héritière des catastrophes du xxe siècle,
de nous avoir déniaisés de certains « grands récits » et appris à
manier, avec les précautions nécessaires, le soupçon nécessaire face à
la folie humaine, reste que ce monde que nous habitons – voire le monde
en tant que tel, en tant qu’il est cette totalité des possibles à partir
duquel le réel se manifeste – nous ne saurions ne le créditer plus de
rien et lui retirer toute confiance. Comme le suggère Paul Audi [2010,
p. 55], « cette profonde déchirure dans le tissu de notre croyance en la
réalité du monde […] constitue, tout bien considéré, le “fait moderne”
par excellence ». Espérons que les réflexions réunies dans ce numéro
auront, sinon la vertu de tracer les chemins possibles d’une
réconciliation, du moins celle d’en avoir souligné l’ardente nécessité.
Libre revue
30
Notre
libre revue s’ouvre avec un dossier qui aurait parfaitement pu trouver
sa place dans la partie thématique de ce numéro du MAUSS. Réuni et
introduit par Gaël Curty, ce dossier
invite à découvrir, à travers trois entretiens avec de grandes figures
de la théorie sociale contemporaine, Immanuel Wallerstein, Nancy Fraser
et Axel Honneth, un mouvement profond de reformulation de la critique du
capitalisme.
31
Il
est en effet frappant d’y lire, comme le souligne Gaël Curty, combien
cette critique se refuse d’occuper une position de surplomb afin de
dégager, dans la définition même du capitalisme, des points d’appui
normatifs internes qui permettent ainsi d’accorder toute leur place aux
capacités critiques des acteurs. Ainsi, ces théories critiques
échappent-elles tant à la rhétorique de la dénonciation énoncée sous les
oripeaux de l’objectivisme scientiste et/ou de l’économicisme qu’au
relativisme éthique, pour mieux (ré)ouvrir le champ des possibles à
partir de nos idéaux normatifs partagés d’égalité et de liberté. C’est
dans cet esprit qu’Immanuel Wallerstein
articule subtilement son diagnostic fonctionnaliste de la crise
structurelle de l’« économie-monde » capitaliste à une critique
éthico-morale qui donne tout son sens à l’« esprit de Porto Alegre »
contre l’« esprit de Davos ». Nancy Fraser,
quant à elle, analyse la convergence des crises – économique, sociale,
politique, écologique – du capitalisme afin de mieux clarifier, à partir
de l’exigence de parité de participation, les conditions d’une
existence individuelle et collective émancipée des formes de domination
induites par l’hégémonie du marché.
32
On lira également avec grand intérêt l’entretien donné par Axel Honneth,
cet autre héritier, avec Nancy Fraser, de la théorie critique
francfortoise. Il y développe une forme de critique immanente et
« idéaliste » en un sens hégélien, qui suppose de partir des promesses
normatives des différentes « institutions de la reconnaissance » des
sociétés modernes que constituent les sphères des relations
interpersonnelles, de la formation démocratique de la volonté politique
et de celle du marché. Il déplace ainsi la critique du capitalisme en
montrant, à partir des luttes sociales pour l’actualisation de ces
promesses normatives – qu’il résume sous le concept de « liberté
sociale » –, en quoi une « société de marché capitaliste » non seulement
« ne permet pas une satisfaction pacifiée, non contrainte et entière
des besoins à travers l’échange mutuel au sein d’un marché », mais aussi
tend à coloniser les autres sphères. Dès lors, dans une perspective
inspirée tant du pragmatisme de John Dewey que de l’œuvre de Karl
Polanyi, l’auteur souligne toute la nécessité de lutter contre le
« désencastrement du marché » et d’inventer de nouvelles formes de
régulation de celui-ci « de sorte qu’il nous laisse, par exemple,
suffisamment de temps, de motivation et de créativité pour rester des
amis dignes de ce nom, des amants actifs et d’assez bons membres de
familles ».
33
Deux derniers textes viennent clore ce numéro. Dominique Girardot
poursuit ici et approfondit sa critique de la norme du mérite
utilitariste en prenant appui, outre Hannah Arendt et Mauss, sur Georges
Bataille. Si ce qui fait le mérite proprement humain c’est de faire,
donner ou dépenser quelque chose « en plus » de ce qui est attendu,
alors prétendre objectiver et mesurer le mérite ne peut aboutir qu’à
détruire ce qui fait son essence. L’idéal du mérite utilitariste est
autoréfutant. Dans un commentaire d’une prise de position de Jean-Pierre
Terrail sur l’enseignement de la philosophie, sur le site Web Démocratie scolaire, Stéphane Bornhausen
entre en consonance avec le propos de Dominique Girardot : « En France,
écrit-il, on vit dans une méritocratie. On impose un élitisme de fait.
Je ne vois pas comment on peut promouvoir la démocratisation sans
combattre la méritocratie. » Mais, au-delà, bouclant en quelque sorte ce
numéro, il observe que s’est imposée « l’idée que la philosophie était
juste une discipline critique. Pire, que la vocation de l’enseignement
de la philosophie, c’était de propager l’esprit critique. Cet
hypercriticisme conduit inévitablement à un hyperscepticisme qui se
retourne contre l’enseignement de la philosophie et qui affecte la
discipline tout entière ». Philosophes, encore un effort pour prendre
pleinement au sérieux la philosophie !
Références bibliographiques
- Adorno Theodor, Horkheimer Max, 1993 (1944), La Dialectique de la raison, Gallimard, « Tel », Paris.
- Audi Paul, 2016, Le Pas gagné de l’amour, Galilée, Paris.
- — 1994 (rééd. 2010), Créer. Introduction à l’esth/éthique, Verdier, Paris.
- Boltanski Luc, 2009, De la critique, Gallimard, Paris.
- Bourdieu Pierre, 1997, Méditations pascaliennes, Seuil, Paris.
- Caillé Alain, Vandenberghe Frédéric, 2016, Pour une nouvelle sociologie classique, Le Bord de l’eau, Lormont.
- Habermas Jürgen, 1978 (rééd. 1988), L’Espace public, Payot, Paris.
- Joas Hans, 2016, Comment la personne est devenue sacrée, Labor et Fides, Paris.
- Koselleck Reinhart, 1979, Le Règne de la critique, Minuit, Paris.
- Marx Karl, Engels Friedrich, 1969, La Sainte Famille ou Critique de la critique critique, Éditions sociales, Paris.
- Merlin Hélène, 1994, Public et littérature en France au xviie siècle, Les Belles Lettres, Paris.
- Walzer Michael, 1996, La Critique sociale au xxe siècle, Métaillé, Paris.
Notes
[1]
Avec les vingt-cinq numéros du Bulletin du MAUSS et les seize de la Revue du Mauss trimestrielle,
ce sont trente-cinq ans d’existence en tout. Ces bulletins et numéros
trimestriels sont désormais disponibles en disques compacts (CD) (<www.revuedumauss.com.fr/Pages/BDM.html>, <www.revuedumauss.com.fr/Pages/LARTA93.html>).
Voir également la page publicitaire à la fin de ce volume pour une
commande (à prix sacrifiés !) de ces anciennes séries numérisées de
notre revue.
[2]
Comme le rappelait Habermas,
« c’est au sein des institutions de la critique d’art, de la critique
littéraire, théâtrale et musicale, que prend corps le jugement profane
d’un public majeur ou en passe de le devenir » [Habermas, 1978, p. 51].
[3]
La fameuse Dialektik der Aufklärung
(1944) des deux grand maîtres en théorie critique, Adorno et
Horkheimer, qui s’ouvre ainsi : « La terre, entièrement “éclairée”,
resplendit sous le signe des calamités triomphant partout » [1993
(1944), p. 21].
[4]
Certes, on pourrait nous rétorquer
qu’à la différence d’hier, c’est pour la bonne cause, non plus celle
des dominants mais des dominés au nom, nous le rappelions, de leur
émancipation. Mais à quel prix, notamment pour l’éthique de la
discussion, lorsque la bonne cause justifie anathèmes et attaques ad hominem, appelle à perturber, voire à boycotter ou même à interdire des colloques, etc.
[6]
On songe ici notamment aux divers
procès en sorcellerie faits à Jean-Claude Michéa, soumettant son
populisme orwellien à la fameuse reductio sinon ad hitlerum, du moins ad lepenum.
[7]
Comme le souligne Hans Joas, « il y
a de bonnes raisons pour trouver fort suspects tous les herméneutes du
soupçon ; mais cela ne signifie pas qu’il n’y aurait rien à apprendre
d’eux ». La question est davantage de pouvoir se défendre face à eux
« du soupçon de manque de réalisme » [Joas, 2016, p. 203].
[8]
Ainsi, Marx et Engels soulignaient, dans la Sainte Famille, combien, pour cette critique critique, « tout ce qui est réel, tout ce qui est vivant [i. e.
tout ce qui relève de l’expérience sensible, plus généralement de toute
expérience réelle] est non critique et massif, par conséquent n’est
“rien”, et seules les créatures idéales, fantasmagoriques de la Critique
critique sont “tout” ». D’où leur mépris pour la « masse », mais aussi,
nous y reviendrons dans ce numéro, pour l’expérience amoureuse.
[9]
Et ainsi à appréhender en quoi ce
qui est contient déjà, à titre de virtualité, ce qui doit être. Tel est,
notamment, le sens de l’interprétation de la critique marxienne en
termes de « reconstruction normative » que propose Axel Honneth dans ce
numéro et dans son ouvrage Les Institutions de la liberté.
C’est dans le même esprit que Hans Joas, dans une perspective
pragmatiste, a proposé de développer, pour rendre compte de
l’universalité des droits de l’homme et, plus généralement, de
l’avènement des valeurs, une méthode tout à la fois antinaturaliste et
antirelativiste, qu’il nomme « généalogie affirmative » et qui appelle à
« s’ouvrir au sens incarné dans l’histoire » [Joas, 2016, chap. IV].
Ces deux démarches nous apparaissent plus fécondes que les hésitations
de Luc Boltanski [2009] entre « sociologie critique » et « sociologie de
la critique ».
[10]
Voir le précédent numéro de la Revue du MAUS semestrielle, « Quand dire, c’est donner. Parole, langage et don », n° 50, La Découverte, Paris, 2017 (2).
[11]
Ainsi La Bruyère, dans la préface de ses Caractères,
écrivait : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de
lui la matière de cet ouvrage ; il est juste que, l’ayant achevé […] je
lui en fasse restitution » [cité in
Merlin, 1994, p. 271]. L’œuvre d’Henri Raynal tout entière, nous y
reviendrons, est marquée par cette même exigence de rendre en retour
tout ce que le monde nous donne, faisant notamment du poète ou du
peintre la figure de ce qu’il nomme l’« apostolat pur ».
[12]
Dans une digression, intitulée
« Critique de mes critiques », à son important article sur « Les trois
formes de l’erreur scolastique », Pierre Bourdieu [1997, p. 75] ne
proposait-il pas (et pas seulement pour qu’il soit appliqué à sa seule
œuvre), de renommer « principe de générosité » le fameux « principe de
charité » ?
[13]
Et c’est également à fleur de
texte, souligne l’auteur, qu’« une fois le sous-texte du pouvoir
dé/couvert, l’auteur laissera entendre d’autres voix qui attendent
d’être libérées », celles des autres exclus, et pourtant présents, dans
les « marges », dans les « fissures » mêmes du discours.
[14]
Mais aussi à une science sociale « postclassique », qui intégrerait pour en corriger leurs lacunes respectives, les Studies, la philosophie morale et politique ainsi que la théorie sociologique [Caillé et Vandenberghe, 2016].
[15]
Notamment en raison de la
disparition progressive de ses terrains « exotiques » et de la nécessité
de mener le travail ethnographique « at home ».
[16]
Sherry Ortner, « Dark anthropology and its others : theory since the eighties », Hau : Journal of Ethnographic Theory, vol. 6, n° 1, 2016, p. 47-73. Texte que nous a fait découvrir son traducteur bénévole, Simon Levesque, que nous remercions.
[17]
Et ainsi invoquer, comme y invite
l’auteur : « Socrate (et non plus Lénine), réveille-toi, ils sont
devenus fous ! »… pour paraphraser ce que de jeunes Tchèques écrivaient
sur les murs lorsque les chars soviétiques et est-allemands du pacte de
Varsovie pénétraient dans Prague – mettant fin à un printemps trop court
dont nous fêtons aussi, cette année, le cinquantième anniversaire.
[18]
Voir notamment deux anciens numéros de la Revue du MAUSS semestrielle : n° 17, 2001, « Chasser le naturel … », et n° 19, 2002, « Y a-t-il des valeurs naturelles ? », La Découverte, Paris.
[19]
Où l’on retrouve un autre débat,
plus contemporain que la querelle du nominalisme et du réalisme, celui
qui oppose en France la sociologie critique, dans le sillage de
Bourdieu, à la sociologie de la critique, la sociologie « pragmatique »
initiée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot.
[20]
Ces recherches appelleraient
d’ailleurs à déconstruire la « norme sociale d’intérêt personnel »,
autrement dit la norme utilitariste elle-même… pour défaut de réalisme !
Et, plus encore, d’« optiréalisme », cette troisième voie que défend
l’auteur entre le pessimisme anthropologique – postulant que l’être
humain est naturellement égoïste et violent, et donc voué à la
contrainte pour vivre en société – et l’optimisme anthropologique
– fondé sur le postulat contraire de la bonté naturelle de l’homme et
les effets corrupteurs des institutions sociales.
[21]
Très célèbre dans le monde
anglo-saxon, bien moins connu en France que son frère Karl et, à la
différence de son aîné, libéral convaincu, il fut le précurseur, avant
Hayek, de la théorie de l’ordre spontané et, avec lui, membre fondateur
de la Société du Mont Pèlerin. Mais son libéralisme n’est pas celui
dénoncé ici par Dany-Robert Dufour dans la mesure où il repose sur la
croyance en l’objectivité des valeurs. Au point de converger,
partiellement et paradoxalement, avec sa thèse : la crise des sociétés
libérales modernes serait notamment le résultat d’un scepticisme
accordant valeur égale à la moralité et à l’immoralité, à la vérité et
au mensonge, à la pitié et à la cruauté, etc., relativisme conduisant
alors à la « route de la servitude ».
[22]
« On verra alors que depuis
longtemps, le monde possédait le rêve d’une chose dont il suffirait de
prendre conscience pour le posséder réellement […]. La critique a
saccagé les fleurs imaginaires qui ornent la chaîne, non pour que
l’homme porte une chaîne sans rêve ni consolation, mais pour qu’il
cueille la fleur vivante », écrit Marx dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel.
[23]
Voir le n° 48 de la Revue du MAUSS semestrielle,
« S’émanciper, oui mais de quoi ? », La Découverte, Paris, 2016,
notamment l’article de Philippe Chanial : « Rendre justice à ce qui est
ou l’émancipation comme parturition. »
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