revue numérique d'expression poétique à parution aléatoire
NAZIM HIKMET poèmes
avril 28, 2012
Mes frères,
couplés au bœuf décharné, nos poèmes
doivent pouvoir labourer la terre,
pénétrer jusqu’au genou
dans les marais des rizières,
poser toutes les questions,
rassembler toutes les lumières.
Telles des bornes kilométriques, nos poèmes
doivent distinguer avant tout le monde
l’ennemi qui approche,
battre le tam-tam dans la jungle.
Et jusqu’à ce qu’il ne reste plus sur terre
un seul pays captif, un seul prisonnier,
ni dans le ciel, un seul nuage atomisé,
tout ce qu’ils possèdent,
leur intelligence et leur pensée, toute leur vie,
pour la grande liberté, nos poèmes.
*
*
* DON QUICHOTTE
“Le chevalier de l’éternelle jeunesse
Suivit, vers la cinquantaine,
La raison qui battait dans son coeur.
Il partit un beau matin de juillet
Pour conquérir le beau, le vrai et le juste.
Devant lui c’était le monde
Avec ses géants absurdes et abjects
Et sous lui c’était la Rossinante
Triste et héroïque.
Je sais,
Une fois qu’on tombe dans cette passion
Et qu’on a un coeur d’un poids respectable
Il n’y a rien à faire, mon Don Quichotte, rien à faire,
Il faut se battre avec les moulins à vent.
Tu as raison,
Dulcinée est la plus belle femme du monde,
Bien sûr qu’il fallait crier cela
à la figure des petits marchands de rien du tout,
Bien sûr qu’ils devaient se jeter sur toi
Et te rouer de coups,
Mais tu es l’invincible chevalier de la soif
Tu continueras à vivre comme une flamme
Dans ta lourde coquille de fer
Et Dulcinée sera chaque jour plus belle.”
.
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NAZIM HIKMET
.
Oeuvre André Masson
*
*
VOYAGE A BARCELONE SUR LE BATEAU DE….
En prison, sur la pierre de la fontaine
Yousouf l’Infortuné a dessiné son bateau.
Un prisonnier qui boit à la fontaine
Regarde la proue effilée du bateau
Glisser sur des mers sans murs.
Près de la fontaine un arbre tout blanc
Un prunier.
Ouvre encore une voile, Yousouf l’Infortuné
Attire vers toi le port où tu vas
Et arrache une branche au prunier
Pour que les pigeons de la prison suivent ton sillage.
Prends-moi aussi Yousouf
Sur ton bateau.
Mon bagage n’est pas lourd:
Un livre, un cahier et une photo.
Allons-nous-en, frère, allons-nous-en
Le monde vaut la peine d’être vu.
La mer s’est calmée
Rougeurs dans le ciel
C’est l’aurore
La nuit qui nous semblait infinie
Est finie.
Voici devant nous la Barcelone du Frente popular
Fini notre voyage
Amenez les voiles, l’ancre à la mer!
Les pigeons qui suivaient notre sillage
s’en retournent dire aux copains
que nous sommes arrivés à bon port.
Et Yousouf, envoyant un juron magnifique
Aux fers et aux murs de là-bas
Agite vers la ville qui nous fait face
Sa branche fleurie de prunier.
Mon regard va de lui à Barcelone:
Et sur la ville, là-bas, tout au fond
Je vois des flammes se tordre
là-bas je vois côte à côte
Lénine, Bakounine, Robespierre
et le paysan Mehmet qui gît à Doumloupinar…
C’est ainsi que Yousouf et moi
Passagers d’un bateau
Né de la fontaine d’une prison
Nous avons vu à Barcelone dans l’aurore
La liberté se battre en chair et en os
Nous l’avons regardée les yeux en flammes
Et comme la peau brune et chaude d’une femme
De nos mains d’hommes affamés
Nous avons touché la Liberté.
*
*
IL NEIGE DANS LA NUIT…Extrait
« Les chants des hommes
Sont plus beaux qu’eux-mêmes
Plus lourds d’espoir
Plus tristes
Plus durables…
J’ai toujours compris tous les chants
Rien en ce monde
De tout ce que j’ai pu boire et manger
De tous les pays où j’ai voyagé
De tout ce que j’ai pu voir et entendre
De tout ce que j’ai pu toucher et comprendre
Rien, rien
Ne m’a rendu aussi heureux
Que les chants
Les chants des hommes.
;
IL NEIGE DANS LA NUIT…Extrait
Jouons à courir, ma petite Guzine, toi, moi, Dino et puis ma Veroucha, jouons à courir sous la
pluie,
pieds nus, cheveux au vent.
Passons par le boulevard St Michel, à la poursuite d’Istambul,
et tournons autour du jardin de Notre-Dame et de la Tour de Léandre.
Jouons à courir, ma petite Guzine, toi, moi, Dino et ma Veroucha, jouons à courir, à grands cris,
au point du jour, jouons à courir aux heures teintées d’aube.
Jouons à courir avec nos jours passés et à venir, des ailes de mouette à nos pieds.
Ouvrons très grands nos yeux pleins de soleil et de vent sur le monde
et que Colin et Maillard, les maudits, ne puissent nous rattraper.
Jouons à courir, ma petite Guzine.
LA PETITE FILLE
C’est moi qui frappe aux portes, Aux portes, l’une après l’autre.
Je suis invisible à vos yeux.
Les morts sont invisibles.
Morte à Hiroshima
Il y a plus de dix ans,
Je suis une petite fille de sept ans.
Les enfants morts ne grandissent pas.
Mes cheveux tout d’abord ont pris feu,
Mes yeux ont brûlés, se sont calcinés.
Soudain je fus réduite en une poignée de cendres,
Mes cendres se sont éparpillées au vent.
Pour ce qui est de moi,
Je ne vous demande rien :
Il ne saurait manger, même des bonbons,
L’enfant qui comme du papier a brûlé.
Je frappe à votre porte, oncle, tante :
Une signature. Que l’on ne tue pas les enfants
Et qu’ils puissent aussi manger des bonbons
.
**
IL NEIGE DANS LA NUIT ET AUTRES POEMES….Extrait
Aujourd’hui c’est dimanche.
Pour la première fois aujourd’hui
ils m’ont laissé sortir au soleil,
et moi,
pour la première fois de ma vie,
m’étonnant qu’il soit si loin de moi
qu’il soit si bleu
qu’il soit si vaste
j’ai regardé le ciel sans bouger.
Puis je me suis assis à même la terre, avec respect,
je me suis adossé au mur blanc.
En cet instant, pas question de gamberger.
En cet instant, ni combat, ni liberté, ni femme.
La terre, le soleil et moi.
Je suis heureux.
*
*
*
LES ENNEMIS
Ils sont les ennemis de l’espoir ma bien-aimée
De l’eau qui ruisselle, de l’arbre à la saison des fruits,
de la vie qui pousse et s’épanouit.
Car leur front marqué du sceau de la mort,
– dent pourrie, chair décomposée –
ils vont disparaître à jamais.
Et bien, sûr ma bien-aimée, bien sûr,
Sans maître et sans esclaves
Ce beau pays deviendra un jardin fraternel!
Et dans ce beau pays la liberté
Ira de long en large
Magnifiquement vêtue
de son bleu de travail.
Ils sont les ennemis de Redjeb, tisserand à Brousse,
Les ennemis de Hassan, ajusteur à l’usine de Karabuk,
Les ennemis de la vielle Hatdjen , la paysanne pauvre,
Les ennemis de Suleyman, l’ouvrier agricole,
Les ennemis de l’homme que je suis, que tu es,
Les ennemis de l’homme qui pense.
Mais la patrie est la maison de ces gens-là,
Ils sont donc ennemis de la patrie, ma bien-aimée.
Nos bras sont des branches chargées de fruits,
L’ennemi les secoue, l’ennemi nous secoue jour et nuit,
Et pour nous dépouiller plus facilement, plus tranquillement,
Il ne met plus la chaîne à nos pieds,
Mais à la racine même de nos têtes, ma bien-aimée.
*
LE GLOBE
Offrons le globe aux enfants, au moins pour une journée.
Donnons-le leur afin qu’ils en jouent comme d’un ballon multicolore
Pour qu’ils jouent en chantant parmi les étoiles.
Offrons le globe aux enfants,
Donnons-le leur comme une énorme pomme
Comme une boule de pain toute chaude,
Qu’une journée au moins ils puissent manger à leur faim.
Offrons le globe aux enfants,
Qu’une journée au moins le globe apprenne la camaraderie,
Les enfants prendront de nos mains le globe,
Ils y planteront des arbres immortels.
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