25/11/2015
Philippe Lacoue-Labarthe, la poésie comme expérience (une lecture de Nathalie Riera)
(à gauche) Paul Celan
Mesdames
et Messieurs, il est aujourd'hui passé dans les usages de reprocher à
la poésie son «obscurité». – Permettez-moi, sans transition – mais
quelque chose ne vient-il pas brusquement de s'ouvrir ici ? –,
permettez-moi de citer un mot de Pascal que j'ai lu il y a quelque temps
chez Léon Chestov : « Ne nous reprochez pas le manque de clarté puisque
nous en faisons profession ! »
–
Sinon congénitale, au moins conjointe-adjointe à la poésie en faveur
d'une rencontre à venir depuis un lieu lointain ou étranger – projeté
par moi-même peut-être –, telle est cette obscurité.
Paul Celan, Le Méridien & autres proses, Seuil, 2002, traduit par Jean Launay
Le
poème peut, puisqu’il est un mode d’apparition du langage et, comme
tel, dialogique par essence, être une bouteille à la mer, mise à l’eau
dans la croyance – pas toujours forte d’espérances, certes – qu’elle
pourrait être en quelque lieu et quelque temps entraînée vers une terre,
Terre-Cœur peut-être. Les poèmes sont aussi de cette façon en chemin :
ils mettent un cap. Sur quoi ? Sur quelque chose qui se tient ouvert,
disponible, sur un Tu, peut-être, un Tu à qui parler, une réalité à qui
parler.
Paul Celan, « Allocution de Brême », in Le méridien & autres proses
■■■
« La
poésie comme expérience » (paru pour la première fois en 1986), une
nouvelle édition dans la collection « Titres » des Editions Christian
Bourgois, nous est donnée à relire. Il s’agit d’un essai du critique et
philosophe Philippe Lacoue-Labarthe. Livre-phare qui nous conduit à
revenir sur Le Méridien de Paul Celan – texte de l’allocution qu’il
prononcera le 22 octobre 1960 à l’occasion de la remise du prix Georg
Büchner –. Si Le Méridien est une réponse à Martin Heidegger, ce texte
vient aussi inaugurer à sa manière un « art poétique », ainsi que le
fera Ingeborg Bachmann avec ses fameuses « Leçons de Francfort/problèmes
de poésie contemporaine », durant le semestre d’hiver 1959-1960, et
dont le discours s’en tiendra essentiellement à la question de
l’expérience poétique.
Chez
Lacoue-Labarthe, en référence à Celan, il est question de l’acte
poétique qui doit être entendu comme acte de la pensée. En première
partie de son essai, nous retrouvons « Deux poèmes de Paul Celan ». Il
s’agit de deux poèmes connus, qui portent des noms de lieux : Tübingen
et Todtnauberg ; des lieux qui sont associés à Friedrich Hölderlin et à
Heidegger, précisant à ce sujet que l’itinéraire linguistique de Paul
Celan se caractérise par l’acceptation de l’allemand « comme langue de
son œuvre »[1].
Avec ces deux poèmes, Lacoue-Labarthe s’appuie sur plusieurs
traductions, dont celles d’André du Bouchet et de Martine Broda pour le
poème « Tübingen, janvier » et à nouveau du Bouchet, puis Jean Daive
pour le poème « Todnauberg ». Si pour Lacoue-Labarthe il n’est
aucunement question de juxtaposer ces traductions « pour les comparer ou
les commenter », précise t-il, pas plus qu’il n’est souhaitable de les
« critiquer », ces traductions vont néanmoins servir à nous
« orienter ». D’une part, vers ce constat que les deux poèmes de Paul
Celan sont « strictement intraduisibles, y compris à l’intérieur de leur
propre langue, et pour cette raison d’ailleurs incommentables »[2].
Et d’autre part, Lacoue-Labarthe argumente, en précisant que ces poèmes
« se dérobent nécessairement à l’interprétation, ils l’interdisent. Ils
sont écrits, à la limite, pour l’interdire. C’est pourquoi l’unique
question qui les porte, comme elle a porté toute la poésie de Celan, est
celle du sens, de la possibilité du sens »[3].
Au
cœur de cet essai, des questions affleurent, notamment la question du
« sujet » que Lacoue-Labarthe dit être « la question de qui pourrait,
aujourd’hui […], parler une autre langue que celle du sujet et témoigner
de – ou répondre à – l’ignominie sans précédent dont fut – et reste –
coupable l’ ‘’époque du sujet’’ »[4].
Pour en revenir à la question du rapport entre « poésie et pensée »,
Lacoue-Labarthe interroge ce que peut être une œuvre de poésie qui,
« s’interdisant de répéter le désastreux, le mortifère, le déjà-dit, se
singularise absolument ? Que donne par conséquent à penser (que reste
t-il encore de pensée dans) une poésie qui doit se refuser, avec tant
d’opiniâtreté parfois, à signifier ? Ou bien, tout simplement :
qu’est-ce qu’un poème dont le ‘'codage'’ est tel qu’il désespère à
l’avance toute tentative de déchiffrement ? »[5]
On
a souvent dit de Paul Celan, de sa poésie, qu’elle est obscure, froide
et hermétique. Mais l’hermétisme en poésie n’est-il pas le propre d’une
intériorité inquiète, en même temps que le moyen privilégié d’accéder à
l’Etre ? De Paul Celan, on ne peut en douter, son obscurité semble aller
bien au-delà de ce que l’on entend par hermétisme ou renoncement à
l’intelligibilité. Lacoue-Labarthe pose alors la question de la
singularité, c’est-à-dire de l’expérience singulière, au sens où :
y-a-t-il ou « peut-il y avoir une expérience muette absolument non
traversée de langage, induite par nul discours, aussi peu articulé
soit-il ? »[6]
D’abord, que faut-il entendre par le terme « expérience » ?
Lacoue-Labarthe nous renvoie à l’étymologie : ’experiri’, qui en latin
se traduit par ‘'la traversée d’un danger'’. Ce que dit et veut dire
l’expérience poétique, ce n’est pas « au sens d’un ‘'vécu'’ ou d’un
‘'état'’ poétique. Si quelque chose de tel existe, ou croit exister – et
après tout c’est la puissance, ou l’impuissance, de la littérature que
d’y croire et d’y faire croire –, en aucun cas cela ne peut donner lieu à
un poème. À du récit, oui ; ou à du discours versifié ou non. À de la
‘’littérature’’, peut-être, au sens où tout au moins on l’entend
aujourd’hui. Mais pas à un poème. Un poème n’a rien à raconter, ni rien à
dire : ce qu’il raconte et dit est ce à quoi il s’arrache comme poème »[7].
Entre
solipsisme et autisme, entre le « vouloir-ne-rien-dire » d’un poème et
le trop vouloir dire, Lacoue-Labarthe soulève le tort causé à la poésie
de souvent vouloir la confondre avec la célébration. S’il ne peut s’agir
de célébration, pour Labarthe il s’agit de dire que « le poème
commémore ». C’est l’évènement singulier que le poème commémore. Au
sujet de la démesure de la parole, le philosophe nous rappelle ce
qu’Hölderlin entendait de l’éloquence, de cette perte vertigineuse dans
l’enthousiasme – « l’enthousiasme excentrique », est-il précisé, pour
dire autrement ce qu’il désignait par le « pathos sacré » dont il fut
lui-même victime et qui le réduisit au silence –.
Lacoue-Labarthe
dira de Celan et d’Hölderlin qu’ils souffriront de la même solitude et
de la même douleur. Mais de quelle douleur est-il question ? Ou de
quelle solitude, en particulier chez Celan ? Il y a un moment du
discours du poète, qui dit : « (…) ne voit-on pas que le poème a lieu
dans la rencontre – dans le secret de la rencontre ?
Le
poème veut aller vers un autre, il a besoin de cet autre, il en a
besoin en face de lui. Il est à sa recherche, il ne s’adresse qu’à lui.
(…) Le poème devient (…) un dialogue – souvent c’est un dialogue désespéré »[8].
A quelle
rencontre fait-il allusion ? Et si rencontre il y a, peut-elle
permettre le dialogue, autant que Celan peut l’espérer ? Une réponse est
avancée par Lacoue-Labarthe : « (…) je crois que la poésie de Celan est
tout entière un dialogue avec la pensée de Heidegger »[9].
Paul
Celan rencontre Heidegger au printemps 1967. – Il semblerait comme une
confusion dans les dates, car je lis ailleurs, notamment dans les
annotations d’un texte de Jean-Pierre Lefebvre,[10]
que la rencontre aurait eu lieu le 25 juillet 1967 – Il lui rend donc
visite dans son chalet à Todnauberg, en Forêt Noire, lieu de vie et
d’écriture du philosophe. Le souhait de Celan, le grand souhait : que
Heidegger réponde à son passé nazi, à son engagement dans le
national-socialisme au début des années 1930. Le poème « Todnauberg »
est issu de cette rencontre, et que Labarthe analyse comme étant « à
peine un poème : unique phrase nominale, hachée et distendue,
elliptique, ne se formant pas, c’est non pas l’esquisse, mais le reste –
le résidu – d’un récit avorté : des notes ou des notations, comme
simplement griffonnées à la hâte en vue d’un poème espéré, brèves,
exclusivement compréhensibles pour celui qui les a prises ou écrites.
C’est un poème exténué ou, pour mieux dire, déçu. C’est le poème d’une
déception : en tant que tel il est – il dit – la déception de la
poésie »[11].
Un
(seul) mot de Heidegger : il n’en fut rien. « Celan, le poète – et le
poète juif – venait avec une seule prière, mais précise : que le penseur
qui écoutait la poésie, mais aussi le penseur qui s’était compromis,
fût-ce le plus brièvement et le moins indignement possible, avec cela
même dont allait résulter Auschwitz – et qui là-dessus, sur Auschwitz,
quel qu’ai été le luxe de ses explications avec le national-socialisme,
avait (aura) observé un silence total –, que ce penseur dise un mot, un
seul : un mot sur la douleur. À partir duquel, peut-être, tout soit
encore possible. Non pas la « vie » (elle est toujours possible, elle
l’était même à Auschwitz, on le sait bien), mais l’existence, la poésie,
la parole. La langue. C’est-à-dire le rapport à autrui »[12].
Lacoue-Labarthe s’interroge sur le « mot » tant attendu par Celan. Que
voulait entendre le poète : « Quel mot, pour lui, aurait eu assez de
force pour l’arracher à la menace aphasique ou idiomatique (…) Quel mot
aurait pu faire, soudain, évènement »[13].
Pour Lacoue-Labarthe, Celan nous a situés en face d’un mot, celui « le
plus humble et le plus difficile à prononcer (…) – ce mot que tout
l’occident, dans son pathos de la rédemption, n’a jamais pu prononcer,
et qu’il nous reste à apprendre à dire (…) : le mot pardon ».
L’évènement
de la singularité chez Celan, c’est justement, au sujet du poème
« Tübingen, janvier » : détruire l’image, et avec le poème
« Todnauberg » : le poème ne contient plus aucune image. N’est-ce pas,
là, la définition même de la poésie, de l’essence de la poésie,
c’est-à-dire quand « le poème n’est effectivement poème que pour autant
qu’il est absolument singulier ».
Pour
conclure, j’en reviens au texte de Jean-Pierre Lefebvre – en guise de
préface au « Choix de Poèmes » publié chez Gallimard en 2004 – pour
lequel la poésie de Celan répond aussi « à la provocation de l’interdit
d’Adorno, en développant une poésie qui n’est pas celle de
l’après-Auschwitz, mais qui est « d’après Auschwitz », d’après les
camps, d’après l’assassinat de la mère, d’après les chambres à gaz (…) »[14].
25 novembre 2015 © Nathalie Riera – Les carnets d’eucharis
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Editions Christian Bourgois
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