Poèmes lus sur
Peozibao :
Le 1 janvier 1924 Le temps - celui qui sur sa tempe meurtrie l'embrassa,
Avec une tendresse filiale ensuite
Il se souviendra que le temps, pour dormir, s'est couché
Sous la fenêtre dans l'amoncellement du blé.
Le siècle - celui qui en a soulevé les paupières malades
(Deux pommes somnolentes, lourdes)
Entend la rumeur, l'incessante, depuis que grondèrent
Les fleuves des temps mensongers, sourds,
Il a deux pommes somnolentes, le souverain-siècle,
Et une belle bouche d'argile,
Mais sur la main languide de fils vieillissant
Il se penche, agonise.
Je sais : le souffle de vie s'use chaque jour,
Encore un - et ils interrompent
Le chant simple qui parle des offenses d'argile,
Et les bouches, ils y coulent de l'étain.
Ô la vie argileuse ! Ô l'agonie du siècle !
Celui-là seul, je le crains, te comprend,
En qui habite le sourire impuissant de l'homme
Qui s'est perdu à lui-même.
Quelle douleur - chercher la parole perdue,
Relever ces paupières douloureuses
Et, la chaux dans le sang, rassembler pour les tribus
Étrangères l'herbe des nuits.
Siècle. La couche de chaux dans le sang du fils malade
Durcit. Moscou sommeille, une huche de bois.
Et aucun lieu où fuir le souverain siècle ...
La neige a une odeur de pomme, comme jadis.
J'ai envie de fuir loin de mon seuil.
Mais où ? La rue est sombre
Et, comme du sel répandu sur les pavés,
Ma conscience, étalée devant moi, blanchit.
Par les ruelles, entre les taudis, sous le rebord des toits,
J'avance, sans aller loin, tant bien que mal,
Caché, banal voyageur, dans ma fourrure de courant d'air,
Longtemps je m'efforce d'agrafer la couverture.
Défile une rue, une autre encore,
Craque comme une pomme le bruit gelé des traîneaux,
Et le nœud, trop serré, résiste,
Sans cesse échappe de mes mains.
Avec tout un chargement de quincaillerie, de ferraille,
La nuit d'hiver gronde dans les rues de Moscou.
Cogne à coups de poissons gelés, jaillit avec la vapeur
Des maisons de thé roses - on dirait l'écaille d'un gardon.
Moscou - une fois de plus Moscou : "Je te salue".
Je lui dis : "Pardonne, il n'y a plus de mal.
Comme autrefois, je les accepte pour frères.
Cette morsure du gel, ce verdict du brochet."
Flamme sur la neige, la framboise de l'apothicairerie,
Quelque part crépite l'
underwood ;
Le dos du cocher, presque une archine de neige :
Quoi de plus ? On ne te touchera pas, te tuera pas.
La beauté de l'hiver, dans les étoiles un ciel de chèvre
S'est répandu, son lait brûle.
Et contre les patins gelés la couverture frotte
Sa crinière de cheval et siffle.
Mais les venelles boucanées au pétrole
Ont avalé neige, framboise, glace,
Pour eux tout pèle, rappelle la sonatine des Soviets,
Les fait se souvenir de l'année vingt.
Est-il possible qu'à l'ignoble médisance je livre
- Il a encore son odeur de pomme, le gel -
Cet étrange serment que je fis au quatrième était,
Lourdes promesses jurées jusqu'aux larmes ?
Qui d'autre vas-tu tuer ? Qui d'autre rendre illustre ?
Des mensonges, lequel inventeras-tu ?
Ce cartilage de l'
underwood : plus vite arrache la touche -
Et tu trouveras la mince arête du brochet ;
La couche de chaux dans le sang du fils malade
Se dissipe, et de bonheur le rire gicle ...
Mais les machines à écrire - leur sonatine simple
Est l'ombre seulement de ces puissantes sonates.
Traduction de Jean-Claude Schneider. L'homme qui trouve un fer à cheval
Regardant la forêt nous disons :
Voici la futaie à vaisseaux et mâtures,
Les pins roses,
Jusqu'à la cime dépouillée de leur fardeau floconneux,
Bien dignes de grincer dans la tempête,
En arbres solitaires,
Dans un air furieux, déboisé ;
Rivés au pont dansant du navire,
Ils garderont leur aplomb sous les talonnades salées du vent.
Et le navigateur
Dans sa soif débridée d'espace,
Traînant par les cahots humides son frêle instrument de géomètre,
Confrontera à l'attirance du giron de la terre
La surface rêche des mers.
Et nous, humant l'odeur
Des larmes résineuses qui suintent à la coque du navire,
Admirant ces planches
Rivetées, composées en étanches cloisons
Non par le charpentier de Bethléem mais par l'autre
- père des voyages et ami du marin -
Nous disons :
Ils ont eux aussi connu la terre
mal commode comme l'échine d'un âne ;
Alors, de toutes leurs cimes, ils oubliaient leurs racines,
Sur quelque illustre cordillère
Et bruissaient dans l'averse fade,
Proposant vainement au ciel d'échanger contre une pincée de sel
Leur noble fardeau.
Par où commencer ?
Tout craque et tout tangue.
L'air frémit de comparaisons.
Nul mot qui n'en vaille un autre,
La terre gronde de métaphores
Et les agiles carrioles,
Attelées à des nuées voyantes d'oiseaux épaissies par leur effort,
S'émiettent
A vouloir rivaliser avec les favoris hennissants de l'antique hippodrome.
Heureux trois fois qui dans le chant fera entrer un nom ;
Parée d'un nom sa chanson
Vit plus longuement parmi ses compagnes,
Reconnaissable au bandeau de son front
Qui la préserve de la folie, de tout parfum entêtant,
De l'approche du mâle
Comme de la senteur laineuse d'une bête puissante
Ou de l'odeur du thym écrasé entre deux paumes.
Parfois l'air est obscur comme l'eau et toute vie y nage, poisson
Écartant des nageoires la sphère
Compacte et souple, à peine tiédie -
Cristal où se meuvent des roues et des chevaux s'effarouchent,
Humide terreau de Nérée, chaque nuit relabouré
A renfort de fourches et de tridents et de houes et de charrues.
L'air est pétri d'une pâte aussi dense que la terre -
On n'en peut pas sortir et il est dur d'y entrer.
Un frisson parcourt les arbres comme un battoir vert ;
Les enfants jouent aux osselets avec des vertèbres d'animaux morts.
Le comput de notre ère touche à sa fin.
Merci pour ce qui fut :
Moi le premier je me suis trompé, j'ai perdu le fil et le compte.
Notre ère tintait comme une boule d'or,
Creuse, lisse, que nul ne soutenait,
Et répondait au moindre attouchement par "oui" et "non".
C'est ainsi qu'un enfant vous répond :
"Je te donnerai" ou "je ne te donnerai pas cette pomme"
Et son visage est l'empreinte fidèle de la voix qui prononce ces mots.
Le son vibre encore quand la cause du son a disparu.
Le cheval gît dans la poussière, il hennit, couvert d'écume,
Mais la torsion violente de son cou
Garde mémoire de la course aux foulées gaspillées,
Lorsqu'il avait non pas quatre membres
Mais autant qu'il y a de pierres sur la route,
Quadruplement relayées
A chaque rebond sur la terre de son amble brûlant.
Ainsi l'homme qui trouve un fer à cheval
Souffle pour en chasser la poussière
Et le frotte avec de la laine jusqu'à le faire briller
Ensuite
Il l'accroche à sa porte
Pour lui donner du repos
Et ce fer n'arrachera plus d'étincelles au silex.
Les lèvres d'hommes
qui n'ont plus rien à dire,
Gardent l'image du dernier mot proféré,
Comme, dans notre main, demeure le sentiment d'un poids
Alors que la cruche s'est à demi vidée sur le chemin de la maison.
Ce n'est pas moi qui dis ce que je dis là,
Ce sont des mots extraits de la terre comme des grains
d'un froment pétrifié.
Certains sur des monnaies figurent un lion,
D'autres une tête ;
Cuivre ou bronze, ces pastilles
Ont même honneur dans la terre où elles gisent.
Le siècle, à vouloir les éprouver, y a imprimé ses dents.
Le temps me rogne comme une pièce de monnaie
Et je me fais à moi-même défaut.
1923, Moscou. Traduction de Louis Martinez.