Peinture : Ghislaine BARTELEMY
COMPLEMANTARITES ET DIVISIONS ET VOIX DE POEMES :
Emmanuèle Jawad Entretiens, Livres
Benoît Casas : « Les livres se complètent, se répondent, se contrarient » (Combine)
Benoît Casas (DR)
Benoît Casas écrit des livres de poésie tout en menant un travail éditorial, de traduction et photographique. Après L’ordre du jour (2013), Annonce, avec Luc Bénazet (2015), L’agenda de l’écrit (2017), Benoît Casas fait paraître deux ensembles poétiques : Précisions et Combine, livres du montage et de lecture.
Dans un travail d’expérimentation formelle, les deux volumes poétiques privilégient la brièveté des poèmes et la mise en place de dispositifs dans le travail d’écriture. Le prélèvement sur un matériau littéraire et transdisciplinaire, dans une multitude de notes en bas de page (Précisions) et à partir d’un corpus de 50 auteurs (Combine), ainsi que la réinscription des fragments prélevés dans le corps du poème, sont au centre du travail d’écriture. Entretien avec Benoît Casas.
Précisions (2019) et Combine (2023) explicitent en fin de volume les éléments de méthode mis en place dans la réalisation de ces deux ensembles d’écriture poétique. Le prélèvement et le geste citationnel, dans le travail de montage, entrent dans la composition de chacun des deux livres. Les poèmes se structurent à partir de fragments décontextualisés issus d’un matériau d’écriture préexistant, littéraire ou qui traverse les disciplines. Quels sont précisément les dispositifs d’écriture mis en place dans ces deux livres ? Peut-on dire que Précisions et Combine participent d’un même cycle d’écriture, d’une même démarche ?
J’aime d’un livre à l’autre creuser l’écart, varier les expériences, faire de chaque livre un objet spécifique. S’il y a du même, c’est que de la lecture précède, toujours, et que les livres lus deviennent nourriture en vue du livre à venir. Précisions s’est écrit à partir d’un enfouissement dans la bibliothèque et de la recherche tous azimuts de matériaux, de la lecture exclusive des notes en bas de page de très nombreux livres, lecture orientée par la visée de faire poème de ce qui est au plus loin du poème. Cette écriture, sans imagination, s’est effectuée d’une suite d’opérations : choisir, soustraire, transcrire, découper, associer.
Pour Combine, le dispositif était d’une très grande légèreté : il ne s’agissait plus d’une convocation du déjà-lu, comme pour mes livres précédents, mais d’une lecture chercheuse, il s’agissait simplement — saisie de l’occasion — d’écrire en lisant, de former des poèmes brefs au fil de la lecture, d’écrire avec les yeux en combinant des mots. Mais même dessein dans les deux livres : décapage et collisions d’éléments langagiers en vue de vivification.
Les deux volumes questionnent le travail d’écriture poétique lui-même dans ses pratiques et ses formes, en lien également avec les autres domaines. Ainsi, une des propositions dans Précisions fait écho à la méthode mise en place dans le livre : « 154. Bien des poèmes, aphorismes ou pensées sont nés dans les marges mêmes des livres ». Peut-on parler d’une dimension nécessairement réflexive du poème ?
J’atténuerai peut-être légèrement votre formulation en parlant d’une dimension possiblement réflexive du poème. Car il y aurait différentes familles ou espèces de poèmes, et si Combine s’est donné comme programme de « faire poème de tout, faire poème de rien » – la formule étant d’Haroldo de Campos, ce grand poète omnivore – le poème réflexif est bien l’une de ses modalités. Cette présence réflexive décidée se donne dans ce livre dans la forme d’une poétique en poèmes. Hors de tout discours en extériorité, et très loin de toute philosophie. Car les poèmes, quand ils pensent, pensent autrement. Combine cherche la pensée brève, incisive, détachée.
Dans Précisions, les fragments sont importés dans la mise en œuvre de configurations qui fonctionnent dans le télescopage des matériaux d’écriture. L’idée de « combiner » apparait déjà explicitement dans l’un des poèmes de ce volume : « 1577. L’extrême vitesse de formation. / 1578. De l’esprit combinatoire. » Combine est composé de poèmes brefs numérotés qui nécessitent, si l’on tient compte de la numérotation, de parcourir le volume à deux reprises pour sa lecture complète. Les poèmes s’ordonnent de façon aléatoire. Si la numérotation des poèmes induit un sens de lecture, dans Combine, il n’est qu’un des parcours de lecture possible du livre. Quelle place occupe précisément le lecteur dans chacun des deux livres et en particulier dans Combine ?
« Le regardeur fait l’œuvre » : les poètes peuvent tirer la leçon de Duchamp. Le lecteur est le partenaire silencieux, c’est lui qui effectue le livre. J’en avais fait proposition matérielle avec L’agenda de l’écrit, en présentant un objet qui se voulait appropriable quotidiennement au-delà de son texte. Combine pose la question : comment lire ? Et une proposition y est faite au lecteur : celle de suivre la numérotation horizontale des poèmes au fil de pages, de 1 à 500, du début à la fin, gardant ainsi une sorte de réserve de poèmes pour plus tard. Et de reprendre la lecture du livre au début mais pour lire une seconde série de poèmes. La brièveté des 1000 propositions ponctuelles accentue la possibilité, et la rapidité, de leur mise en rapport par le lecteur – et un certain nombre d’entre eux m’ont transmis leurs préférences, par une suite de numéros de poèmes choisis, diagramme d’une subjectivité.
Dans Précisions, la numérotation des fragments met en évidence l’hétérogénéité du matériau d’écriture. Elle entre dans la structure même du poème. Les prélèvements sont marqués ainsi distinctement et ne sont pas « lissés » dans le corps du poème. Si la numérotation est présente dans Combine, elle concerne cette fois le poème lui-même. De quelle façon s’opère le traitement des prélèvements dans chacun des deux livres ? Comment s’effectue, dans le travail de composition, la transformation des fragments ?
Précisions est le résultat d’un agencement d’éléments à la fois hétérogènes et étrangers à la littérature et à la poésie, les poèmes sont composés d’éléments multiples disparates. On y repère un travail de frottement, une chorégraphie de l’agencement, faite de rebonds, glissements et prolongements, mais tout autant de courts-circuits, de sauts. Un travail à la fois méticuleux et brutal, très interventionniste. Pour Combine, l’intervention sur le matériau s’est faite beaucoup plus légère, par coupes et allégement, affinage au fil de multiples relectures. Si Précisions relève peut-être avant tout d’une poétique du sursaut, Combine s’est présenté dans la forme d’une conquête du simple.
Les poèmes dans Précisions et Combine se structurent à partir de fragments issus d’un matériau pluridisciplinaire pris dans les marges ainsi que d’un matériau littéraire. Précisions et Combine dessinent les contours d’une cartographie personnelle de lectures, d’une bibliothèque littéraire et qui puise dans une certaine transdisciplinarité. Le travail d’écriture s’apparente-t-il, dans la composition de ces deux livres, à un travail tout d’abord de recherche au sein de la bibliothèque ?
L’écriture de chaque livre est précédée d’un long travail préparatoire, de l’élaboration de ce que je nomme le SMIC du livre : Structure, Méthode, Idée, Corpus. Et implique un rapport très singularisé à la bibliothèque, induit par le projet, une lecture focalisée : textes datés (journaux, lettres, cours) pour L’ordre du jour, premières et dernières pages des livres pour L’agenda de l’écrit, lecture exclusive des notes en bas de page – livres d’histoire, de philosophie, de critique – pour Précisions. Des lectures parfois thématiques – exclusivement sur Venise pour Venise toute – mais généralement transversales, et amplifiées par le projet.
Précisions et Combine se composent à partir de fragments prélevés dans des opérations de montage : « Le poète est celui qui coupe ». Si les écritures de montage effectuent souvent des prélèvements dans l’espace public pour opérer par détournements, ces deux volumes, dans une autre démarche, mettent au centre ces pratiques d’écriture. Comment ces deux livres se situent-ils au regard des écritures de montage ?
Les filiations, proximités ou relations que je peux repérer ou revendiquer ne sont sans doute pas tant du côté des écritures du montage mais plutôt dans une proximité plus grande avec le cinéma, la musique ou même la peinture. Je pense au tempo de certains films d’Artavazd Pelechian (Au début), à son montage distancié, à la théorie du montage des attractions d’Eisenstein, aux collages sonores d’un John Zorn, ou à la tension contrapunctique de certaines sonates de Domenico Scarlatti. Et côté peinture, aux collages de Schwitters ou aux collisions de formes d’un Frank Stella.
D’autres pratiques sont menées parallèlement au travail d’écriture, en particulier, la traduction de l’italien, et récemment Eau de poulpe de Bartolo Cattafi, traduit en collaboration avec Giulia Camin. Comment s’agence le travail d’écriture poétique avec la traduction et, de façon plus globale, avec l’ensemble des pratiques mises en œuvre ?
Lire, Écrire, Traduire, Editer : je pratique LETE le plus quotidiennement possible et en toutes saisons. L’activité de traduction est elle aussi en vue du livre : de même que je n’écris pas, sauf exception, de poèmes détachés de l’élaboration d’un livre – et ne publie donc jamais de recueil – je traduis très rarement des poèmes isolés. Traduire avec comme horizon le livre implique : traduire un grand nombre de poèmes, il s’agit vraiment d’une immersion dans une langue, d’une fréquentation dans la durée. Ce fut le cas pour Hopkins, auquel je retourne sans cesse, pour Sanguineti, constante compagnie – et sortie imminente de Codicille, traduit avec Patrizia Atzei –, mais aussi pour Franco Fortini, à nouveau sur le feu, toujours avec Giulia Camin. Il s’agit de s’établir dans cet espace de battement, de frottement, des deux langues, de s’imprégner des poèmes à traduire, et d’en distiller des mots neufs, de passer – mais comment ? –du poème au poème. Jusqu’à pouvoir lire publiquement en première personne les poèmes traduits. Extension du domaine de ma langue, connaissance par incorporation, traduire veut dire : écrire ce que jamais je n’aurais écrit.
Les 365 poèmes de Précisions et les 1000 poèmes brefs de Combine s’inscrivent dans leur singularité visuelle avec régularité sur la page : « 285. Plus on fait / de poèmes / plus on / s’aperçoit / qu’il faut / écrire / rapidement ». Ces choix, dans la construction et la composition de l’ensemble poétique, sont-ils à mettre en lien avec la recherche d’une vitesse, à la fois d’écriture et de lecture ? D’autre part, quels sont les projets d’écriture à la suite de Combine ?
Oui, la poésie n’est décidément pas pour moi du côté de la lenteur, mais d’une autre vitesse : pour le dire vite, une vitesse de l’éveil, pas du flux, une vitesse discontinue. Dans le cas de Combine : vitesse de notation, de formulation : les poèmes sont saisis, captés, ce sont des sortes d’instantanés, quasi au sens photographique, des poèmes blitz. Et la régularité de l’inscription restreinte provoque peut-être un effet d’entraînement ou d’accélération de la lecture, en effet.
Nombreux sont les projets en cours : il y a déjà les livres en collaboration. Avec Luc Bénazet, un livre en cours d’écriture depuis 2014, en son principe inachevable. Avec Emmanuel Laugier, un long livre de poèmes, presque achevé, nourri de lectures et d’échange de matériaux, et un bref Monostiques Hopkins, à paraître. Collaboration avec Emmanuel qui se rejoue maintenant en trio, tout autrement, avec Pierre Parlant. J’aime cette tension, cette dépossession, de l’écrire à plusieurs, et de plusieurs manières, et de ne pas attribuer les énoncés, de déposer l’évidence des styles. En solo aussi les chantiers sont multiples, et leur écriture alternée – peut-être au risque de l’abandon de tel ou tel –, car il y a une discontinuité des urgences, et des excitations : Prélude, court livre de poèmes sur l’enfance. Notre phrase : bref lui aussi, constitué de poèmes-phrases de 140 signes. Alarme. Journal de Stéphane : une approche de Mallarmé. Geste, une suite de Combine, nouvel horizon de mille, où s’élabore une forme. Et puis il y a Vidom, une biographie en désordre, celle d’Otto. Les livres se complètent, se répondent, se contrarient, plus qu’ils ne se suivent.
Benoît Casas, Combine, éditions NOUS, 2023, 272 pages, 20€.
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