Le crime qui a fait Poutine
Un livre paru aux Etats-Unis revient en détail sur les terribles attentats qui ont frappé Moscou en 1999... et sur leurs auteurs. La "New York Review of Books" lui a consacré un long article, traduit par nos confrères de "BoOks". Extraits.
Attribués aux Tchétchènes, les attentats qui ont frappé Moscou en 1999 (trois cents morts) ont été commis par les services de sécurité russes sous l’égide d’un certain Vladimir Poutine. La rumeur courait depuis longtemps. L’accablante énumération des faits rapportée par le spécialiste de la Russie John B. Dunlop dans un livre paru aux Etats Unis en 2012 ne laisse plus de place au doute: déclarer la guerre à la Tchétchénie sous un prétexte mensonger a permis à un premier ministre fraîchement nommé par le clan Eltsine de se hisser au pouvoir. La «New York Review of Books» a consacré un long article à ce sujet. Il est traduit par nos confrères de «BoOks». Extraits.
En l’an 2000, Sergueï Kovalev, qui était alors le président très respecté de l’organisation russe de défense des droits de l’homme Mémorial, observait dans la «New York Review of Books» que les attentats contre des immeubles d’habitation qui avaient fait trois cents morts et des centaines de blessés en septembre 1999 à Moscou «marquaient un tournant dans notre histoire contemporaine. Passé le premier choc, il est apparu que nous vivions désormais dans un pays complètement différent (1)...»
Les attentats, souvenons-nous, ont été attribués aux rebelles tchétchènes et utilisés par le Kremlin de Boris Eltsine pour justifier le déclenchement d’une seconde guerre meurtrière contre la Tchétchénie (2). Ils ont aussi joué un rôle majeur dans l’ascension de Vladimir Poutine, lui permettant d’être désigné successeur du président en 2000 et d’asseoir la domination qu’il exerce depuis lors sur la scène politique russe.
Comme le souligne John B. Dunlop dans «The Moscow Bombings», ces attaques furent le 11 Septembre des Russes. Elles suscitèrent une phobie du terrorisme – assortie d’un désir de vengeance contre les Tchétchènes – que le pays n’avait pas connue depuis l’utilisation par Staline d’une prétendue menace de cette nature pour déchaîner les grandes purges des années 1930. Mais, à la différence du gouvernement américain, les autorités russes ont contrecarré toutes les tentatives d’investigation sur les commanditaires et les causes de ces violences. Ce que la journaliste Ioulia Kalinina a formulé ainsi:
Les Américains, quelques mois après le 11 septembre 2001, savaient déjà tout – qui étaient les terroristes et d’où ils venaient... Nous, en général, nous ne savons rien.»
Dunlop, chercheur associé à la Hoover Institution, voit dans son livre le «travail préliminaire» à une enquête russe officielle, si elle devait jamais voir le jour (hypothèse très douteuse tant que Poutine sera au pouvoir). Il s’appuie sur les articles de fond de la presse russe, les propos de responsables des services de sécurité, les témoignages oculaires et les analyses de journalistes et chercheurs occidentaux. Les faits qu’il présente établissent de manière accablante que les autorités russes se sont rendues complices de ces attaques.
LE LIVRE: "The Moscow Bombings of september 1999 : Extermination of Russian Terrorist Attacks at the Onset of Vladimir Putin’s Rule" («Les attentats de Moscou de septembre 1999 : enquête sur les actes terroristes en Russie à l’aube de l’ère Poutine»), Ibidem-Verlag, 2012, 262 pages. La suite après la publicité L'AUTEUR: Spécialiste de la Russie, JOHN B. DUNLOP est chercheur associé à la Hoover Institution, un think-tank proche du Parti républicain, situé sur le campus de l’université de Stanford. Il est notamment l’auteur de "The Rise of Russia and the Fall of the Soviet Union" (Princeton University Press) et d’un livre sur la prise d’otages de Beslan. (©Ibidem-Verlag) |
Comme l’explique l’auteur, le contexte politique de l’époque est essentiel à la compréhension de ces événements. Au printemps 1999, Eltsine et sa «Famille» (un entourage qui se composait de sa fille, Tatiana Diatchenko, de son conseiller et futur époux de Tatiana, Valentin Ioumachev, de l’oligarque Boris Berezovski, et du chef de l’administration présidentielle, Alexandre Volochine) faisaient face à une crise majeure. Le président russe était en mauvaise santé et souffrait d’alcoolisme. Sa popularité s’était effondrée et sa mouvance politique – une formation aux contours flous baptisée «Unité» – risquait fort d’essuyer une défaite lors des élections législatives et présidentielle, prévues respectivement en décembre 1999 et mars 2000.
Des articles de presse accusaient Eltsine et ses deux filles d’avoir accumulé de coquettes sommes sur des comptes bancaires secrets à l’étranger, via des transactions illégales avec l’entreprise suisse du bâtiment Mabetex (3). Berezovski, quant à lui, était sous le coup d’une enquête pour détournement de fonds à l’époque où il dirigeait Aeroflot.
Opération Successeur
La Famille trouva la solution à son problème, selon Dunlop, en concevant un plan de déstabilisation de la Russie qui lui permettrait, le cas échéant, d’annuler ou de reporter les élections après avoir déclaré l’état d’urgence. En juin 1999, deux journalistes occidentaux, Jan Blomgren du quotidien suédois «Svenska Dagbladet», et Giulietto Chiesa, correspondant de longue date du quotidien italien «La Stampa», annoncèrent qu’un acte de «terrorisme d’État» était sur le point de se produire en Russie. Le but serait d’insinuer une peur panique dans l’esprit de la population.
On peut affirmer avec une quasi-certitude que la pose de bombes visant des civils innocents est toujours planifiée par des personnes aux arrière-pensées politiques qui ont intérêt à déstabiliser un pays, écrivait Chiesa. Il peut s’agir d’étrangers… mais aussi des “nôtres” qui s’efforcent de répandre la peur.»
En juillet, le journaliste russe Alexandre Jilin prévenait à son tour dans le quotidien «Moskovskaïa Pravda» que des attentats allaient avoir lieu à Moscou. Citant un document du Kremlin auquel il avait eu accès, Jilin écrivait que le but en serait de neutraliser les opposants à Eltsine, en particulier Iouri Loujkov, le maire de Moscou, et l’ancien Premier ministre Evgueni Primakov. Publié sous le titre «Tempête sur Moscou», l’article fut ignoré. La chose paraissait impensable.
Berezovski, qui se réfugiera à Londres en 2000 après s’être fâché avec Poutine, était alors, selon Dunlop, le cerveau d’un plan de déstabilisation – lequel ne passait pas nécessairement par l’usage de bombes faisant des victimes innocentes. L’oligarque a versé des rançons considérables aux extrémistes tchétchènes pour obtenir la libération d’otages russes, affaiblissant ainsi les modérés présents en Tchétchénie et encourageant l’invasion par les rebelles de la république voisine du Daghestan, en août 1999. D’après les éléments réunis par Dunlop, le Kremlin a parrainé cette incursion afin de provoquer entre les deux nations un conflit susceptible de fournir un prétexte à la déclaration de l’état d’urgence et au report des élections. Comme de nombreuses enquêtes de première main l’ont attesté, les rebelles purent entrer et sortir du Daghestan sans rencontrer d’obstacle.
Vladimir Poutine, nommé Premier ministre par intérim en août 1999, joua un rôle clé dans la conduite de cette opération daghestanaise. L’homme avait su s’attirer les faveurs de la Famille et été adoubé successeur d’Eltsine: il avait prouvé sa loyauté lorsqu’il était encore chef du FSB – l’héritier du KGB – en s’arrangeant pour écarter le procureur général Iouri Skouratov, qui instruisait le dossier de l’affaire Mabetex. Le FSB avait aussi lancé une campagne contre la riche épouse de Iouri Loujkov, Elena Batourina, en enquêtant sur l’une de ses entreprises soupçonnée de blanchiment. Mais Poutine était un inconnu. Si les élections avaient lieu – et la décision était en suspens –, ses chances n’étaient pas du tout assurées.
Pour réussir l’«opération Successeur» de la Famille, il fallait qu’un événement quelconque vienne raffermir l’image publique de Poutine en prouvant sa capacité d’incarner un leadership fort. Or l’invasion du Daghestan n’eut pas l’effet désiré de développer le sentiment antitchétchène. Comme l’ont confié à Dunlop ses interlocuteurs, il fallait davantage de violence pour justifier une guerre contre la Tchétchénie, susceptible de souder le peuple autour du nouveau Premier ministre.
En tout état de cause, «The Moscow Bombings» fait clairement apparaître que le FSB était au courant des projets d’attentats. Comme nous l’avons dit, la rumeur d’actes terroristes imminents courait depuis juin 1999. Mais il y a plus significatif encore: le 9 septembre, jour de la première explosion à Moscou, un député respecté et influent de la Douma, Constantin Borovoï, était informé que la ville allait être victime d’un acte terroriste. Sa source? Un officier du renseignement militaire. Borovoï a transmis cette information à des agents du FSB membres du Conseil de sécurité d’Eltsine, mais on l’ignora. Au moins un autre avertissement crédible fut signalé à l’appareil de sécurité ce jour-là sans provoquer la moindre réaction.
Immédiatement après l’explosion du 13 septembre, Poutine affirma que les responsables des attentats commis dans la ville daghestanaise de Bouïnaksk et à Moscou étaient très probablement des terroristes liés à Oussama Ben Laden qui avaient suivi un entraînement en Tchétchénie.
[…]
Mais ces explications officielles n’ont pas fait taire les soupçons de la presse d’opposition, qui diligentait déjà ses propres enquêtes, sur la complicité du FSB. Doutes encore renforcés par l’étrange incident survenu le 22 septembre dans la ville de Riazan, à environ 200 kilomètres au sud-est de Moscou. Les habitants d’un immeuble avaient signalé un insolite remue-ménage dans la cave et vu trois personnes dans une voiture aux plaques d’immatriculation partiellement camouflées décharger des sacs dont ils n’avaient pu distinguer le contenu. À son arrivée, la brigade anti-bombe découvrit que lesdits sacs ne contenaient pas seulement du sucre mais aussi des explosifs, notamment de l’hexogène, reliés à un détonateur.
Après avoir été examiné, l’ensemble fut expédié à Moscou par la section locale du FSB. L’immeuble fut totalement évacué. Les autorités locales retrouvèrent la voiture utilisée par les trois hommes, une Lada blanche, dans un parking situé à proximité. À leur grand étonnement, la piste des plaques d’immatriculation remontait au FSB. Et quand ils appréhendèrent deux des suspects, il s’avéra rapidement qu’ils étaient membres de l’agence. On les libéra presto, sur ordre de Moscou.
Après un jour et demi de silence, Patrouchev annonça à la télévision qu’il s’agissait d’une fausse bombe, utilisée au cours d’un «exercice», et que les sacs ne contenaient que du sucre. La branche du FSB de Riazan et la police régulière, qui avaient ratissé la ville à la recherche d’autres explosifs, s’indignèrent. Comme l’expliqua un responsable de la police, «nos tests préliminaires ont montré la présence d’explosifs... Pour autant que nous sachions, le danger était réel.»
[…]
Quel fut, dès lors, le rôle de Poutine, alors Premier ministre et secrétaire du Conseil de sécurité? Dans son «autoportrait», «First Person», publié en 2000 [non traduit], il nie catégoriquement toute implication du FSB:
Quoi ?! Faire sauter nos propres immeubles? C’est vraiment... du pur délire ! Complètement insensé. Personne dans les services spéciaux russes ne serait capable d’un tel crime contre son propre peuple.»
Mais bien sûr le FSB, comme le montre Dunlop, était parfaitement capable de commettre cet acte atroce. Et il est inconcevable qu’il l’ait fait sans l’aval de Poutine.
Champagne !
Eltsine écrit dans ses «Mémoires» (Flammarion, 2000) que, après sa nomination au poste de Premier ministre en août 1999, «Poutine m’a demandé le pouvoir absolu... de coordonner tout l’appareil de sécurité.» FSB compris, bien sûr. Et puis Patrouchev, le directeur de l’agence [Nicolaï Patrouchev était le chef du FSB, l’ex KGB au moment des attentats de Moscou NDLR], était un homme de confiance de longue date de Poutine. Leur relation remonte à 1975, année où tous deux ont intégré le KGB dans ce qui était encore Leningrad et travaillé ensemble pour le contre-espionnage.
Quand Poutine s’est emparé du FSB en juillet 1998, Patrouchev est devenu son adjoint, lui succédant quand il est devenu Premier ministre. Interrogé dans «First Person» sur les hommes en qui il avait particulièrement confiance, Poutine cita Patrouchev avec une poignée d’autres. Quand le nouvel homme fort et sa femme Lioudmila s’envolent en hélicoptère pour une visite surprise en Tchétchénie, pour la Saint-Sylvestre 1999, le couple Patrouchev les accompagne. À minuit, selon Mme Poutine, ils burent en route le champagne directement au goulot.
Il faut dire qu’ils avaient de bonnes raisons de se réjouir. Les troupes russes avaient pénétré profondément en Tchétchénie, prenant la ville de Gudermes où l’hélicoptère se rendait cette nuit-là. Eltsine venait de le nommer président par intérim, et sa victoire à l’élection de mars était certaine. Quant à Patrouchev, il était, avec la protection de Poutine, solidement installé à la tête du FSB, où il allait rester encore huit ans – avant de prendre le poste encore plus important de secrétaire du Conseil de sécurité, qu’il occupe encore à ce jour.
Dans la préface de son livre, Dunlop cite le journaliste russe Anton Orekh, qui fit les remarques suivantes à propos des attentats de Moscou, juste après le dixième anniversaire du 11 Septembre:
Si ces attentats ne furent pas un facteur fortuit de la série d’événements qui s’ensuivit; si, pour le dire franchement, ils furent l’œuvre de nos autorités – alors tout est une fois pour toutes à sa place. Alors il n’y a et ne peut y avoir un iota d’illusion sur [la nature de] ceux qui nous gouvernent. Alors ces gens ne sont pas des petits ou grands escrocs. Alors ce sont des criminels de la pire espèce.»
Ce commentaire a précédé de dix jours l’annonce par Poutine de sa nouvelle candidature à la présidence, afin de succéder à Dmitri Medvedev. Il est désormais installé au pouvoir jusqu’en 2018, voire 2024, et les soupçons sur son implication dans les attentats de 1999 persistent. Dunlop est convaincu que la vérité finira par émerger, même si «cela prend une décennie ou plus». Mais, comme le remarquait Sergueï Kovalev fin 2007, la plupart des Russes s’en moquent:
J’ai rencontré des gens persuadés que les accusations étaient vraies, et qui n’en ont pas moins voté Poutine avec la même conviction. Leur logique est simple : les vrais chefs exercent le genre de pouvoir qui est capable de tout, y compris commettre des crimes.»
Comme l’ont montré plus de douze ans d’enquête, et désormais ce livre, la culpabilité de Poutine semble établie, mais cela n’a aucune importance.
Amy Knight
Lire l'intégralité de cet article sur Booksmag.fr
L'homo Poutinus est arrivé : entretien avec Svetlana Alexievitch
FICTION. La lettre imaginaire de Poutine aux Américains
Carrère au pays de Poutine (par Emmanuel Carrère)
« Pendant la journée, les snipers font joujou en tirant sous nos pieds...»
Dans son n°47, en kiosque tout ce mois d'octobre 2013, le magazine "BoOks" publie un dossier d'enquête sur l'avenir du livre. Titre: "L'effet Amazon". (Couverture) |
(1) «Putin’s war», «The New York Review of Books», 10 février 2000. Le premier attentat contre un immeuble d’habitation s’est produit à Bouinaksk, au Dagestan, le 4 septembre. Il a été suivi de deux explosions à Moscou les 9 et 13 septembre, puis dans la ville de Volgodonsk le 16 septembre.
(2) Un premier conflit s’était achevé en 1996 par la signature des accords de Khassaviourt entre le chef des séparatistes Aslan Maskhadov, élu président en 1997 et le général Lebed.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire