dimanche 20 août 2023

 

Atelier Schöffer, maison d'Armand Gatti : enquête sur un patrimoine fragile, oublié et parfois malmené

Sans reconnaissance institutionnelle, la maison d'Armand Gatti et ses effets personnels pourraient facilement disparaître ; comme il a suffi de quelques travaux à la mairie de Paris pour effacer les traces du mythique atelier de Nicolas Schöffer à Montmartre. Nous avons enquêté sur la conservation de ces maisons d'artistes.
Article rédigé par Rudy Degardin
France Télévisions Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 6 min.
Nicolas Schöffer dans son atelier, vers 1970. Le lieu a depuis peu été transformé par la ville de Paris. (ADAGP - Archives Nicolas Schöffer, Paris / Courtesy Fonds de dotation Nicolas Schöffer.)

Armand Gatti pourrait être un illustre inconnu. Mais sa maison demeure. Au cœur de Montreuil, en Seine-Saint-Denis, le lieu garde le souvenir de ce résistant, dramaturge, journaliste - prix Albert-Londres 1954 - et cinéaste. Depuis plusieurs années, ses proches espèrent ouvrir le lieu au public et obtenir le label Maison des Illustres.

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"En 2024, ce sera le centenaire de sa naissance, raconte Mathieu Aubert, ancien assistant du metteur en scène. Nous souhaitons organiser plein d'événements, de lectures… Car hormis dans certains milieux universitaires, Armand Gatti est peu connu du grand public. Même au théâtre, il a finalement été un peu oublié", regrette-t-il. L’obtention du label inciterait le public à venir visiter sa maison et ainsi redécouvrir son œuvre poétique, cinématographique, théâtrale, et même journalistique.

Le dramaturge et metteur en scène Armand Gatti dans son bureau, le 26 janvier 2004, à Montreuil. Ses proches souhaitent ouvrir, en 2024, sa maison au public et obtenir le label Maisons des Illustres. (RAPHAEL GAILLARDE / GAMMA-RAPHO / Getty Images)

Au deuxième étage d’une bâtisse XIXe, rien n'a bougé depuis son décès en 2017. Les citations de Guy Debord et Saint-Just scotchées au mur, une montagne de sérigraphies, deux énormes chimères en polystyrène, des archives, et bien sûr, un bureau, immense et recouvert de livres. Pour qui veut rencontrer l'écrivain, il n’y a pas meilleur endroit. Le lieu fourmille de tout un tas de souvenirs et d'anecdotes. "Armand Gatti ne manquait jamais de nous rappeler que ce platane centenaire qu’on voit depuis son bureau avait connu Georges Méliès, confie Mathieu Aubert. Il nous disait [en plaisantant] qu’il communiquait avec lui".

Un petit bout d’histoire 

Après avoir accueilli la célèbre verrière de Méliès - pionnier du cinéma français -, le terrain aux abords a laissé place à une usine qui a elle-même été transformée en salle de spectacles où Armand Gatti mettait en scène ses pièces. Les bâtiments successifs témoignent de la riche histoire du lieu, tout en rappelant sa fragilité. Sans la mobilisation de passionnés et une reconnaissance institutionnelle, il serait aisé de venir dans la maison décrocher les affiches, mettre les livres et les bibelots dans des cartons et transformer le tout en charmants appartements à deux pas de la station Croix-de-Chavaux. Le label Maisons des illustres apparaît ainsi comme un moyen de reconnaître et protéger ce petit bout d’histoire francilienne. 

Le bureau d'Armand Gatti à Montreuil, le 4 août 2023. (franceinfo Culture)

Or, le ministère de la Culture précise que "la demande de labellisation est une démarche volontaire qui doit venir des acteurs privés ou des structures publiques". Il faut donc réussir à convaincre le propriétaire qui est, dans ce cas précis, le département de Seine-Saint-Denis. Début juillet, ce dernier a financé une étude afin de calculer l’ampleur des travaux en vue d’une éventuelle ouverture au public. Si le projet aboutit, ce sera la première maison des Illustres du 93. 

À Paris, l'atelier Schöffer disparaît

Soumises au bon vouloir des propriétaires, certaines maisons d’artistes ne rencontrent jamais leur public. À l’image de l’atelier de Nicolas Schöffer, père de l’art cybernétique, au numéro 5 de la Cité des arts à Montmartre. Sa veuve, la poétesse Éléonore Schöffer aura passé sa vie à tenter de créer un musée dans ce lieu où, depuis 1965, tant d'œuvres ont été conçues.

Mais après le décès de cette dernière en janvier 2020, la ville de Paris - propriétaire des lieux depuis son rachat de la Cité des arts en 2007 - invite les ayants droit à déménager les sculptures, peintures et l'ensemble des archives afin de transformer l’espace en logements et atelier. "On était évidemment prêts à payer un loyer pour continuer à faire vivre le lieu", regrette Dimitri Salmon, petit-fils d'Éléonore Schöffer. Depuis, seule subsiste la plaque témoignant du passage de l'artiste, posée par cette même ville de Paris. À l’heure où le Centre Pompidou lui consacre une salle entière dans ses collections permanentes, la décision de la municipalité pose question.

Le sculpteur Nicolas Schöffer (date inconnue) (Joël DUCANGE / GAMMA-RAPHO / Getty Images)

Un artiste mythique

Qui a eu la chance de visiter l’atelier sait tout l’intérêt qu’il avait pour le patrimoine parisien. Dans une vaste pièce surplombée d’une mezzanine, l’artiste sculptait l’espace, le temps et la lumière afin de créer des œuvres luminodynamiques. En 1968, Brigitte Bardot y tourne son clip Contact sur des paroles de Gainsbourg. Les créations tout en métal scintillent alors comme autant d'odes au progrès et à l'avenir.

"On imagine mal aujourd'hui la place de Schöffer dans les années 50 et 60, explique Michel Gauthier, conservateur au Centre Pompidou. Mais si vous demandez à un historien de vous faire une liste des dix ou même des cinq artistes français les plus importants de l'époque, Schöffer y sera. C'est un géant... Le dernier des grands modernistes"

Après sa mort en 1992, son épouse déploie beaucoup d’énergie pour faire vivre l'atelier. Jusqu’à ses 94 ans, elle y organise des visites et nombre d'événements. On croise Orlan, Carolyn Carlson, des étudiants en arts, des collectionneurs, beaucoup de curieux. "C’était un endroit très animé, magique, se souvient Dimitri Salmon. Il ne laissait personne indifférent. Un vrai repère pour tous les artistes, architectes, historiens qui s'intéressaient à son œuvre, à sa pensée". À chaque visite, les rideaux fermés, Éléonore Schöffer éteignait la lumière ; les œuvres se mettaient alors à tourner sur elles-mêmes, comme autonomes. Depuis, les sculptures dorment dans un entrepôt.

Un lieu unique à présent "perdu"

"J’ai découvert petit à petit la nature des travaux, raconte Dimitri Salmon. Dans l'atelier, dessiné et aménagé par Schöffer, le marbre blanc au sol va être remplacé par une résine marron évoquant un parquet XIXe. La petite pièce au fond, qu’on appelait "la remise", dans laquelle l'artiste travaillait, sera purement et simplement détruite. Une sorte de "cabanon" de dix mètres de côté sera implantée au milieu, rompant la pureté des lignes, pour y abriter kitchenette et salle d’eau..." De quoi oublier le passage de l'artiste.

L'atelier de Nicolas Schöffer à la Cité des arts à Montmartre, vidé de ses œuvre, le 14 janvier 2021. (Archives Nicolas Schöffer, Paris / Courtesy Fonds de dotation Nicolas Schöffer)

"Il était prévisible qu'un jour ou l'autre, la mairie veuille récupérer l'atelier", commente Michel Gauthier. Aucune loi n’empêche la régie immobilière de la ville de se réapproprier les lieux après le décès de la veuve de l’artiste. "Cette décision pose malgré tout un problème puisqu'il a fallu déménager un tas d'œuvres monumentales, poursuit le conservateur. Au Centre Pompidou, nous sommes très attentifs au destin de ces ateliers d'artistes, le devenir des œuvres, des archives, mais aussi des intérieurs souvent dessinés par les artistes eux-mêmes." 

Mais ne possédant pas d'ateliers, le musée ne peut qu'être "dans la réaction" face à de telles détériorations. Dans les mois qui viennent, l'établissement prévoit de montrer de nouvelles œuvres de Schöffer, notamment la sculpture Cysp 1 qui dansa avec le corps de ballet de Maurice Béjart sur le toit de la Cité Radieuse à Marseille. Une façon de faire perdurer le travail de l'artiste malgré la disparition de son atelier.

"Comme les autres membres de la famille, j'ai nourri de grands espoirs vis-à-vis de ce lieu, conclut Dimitri Salmon. Mais les travaux le dénaturent trop profondément. [...] L'atelier est pour nous perdu. Et aussi beau que pourrait être le nouvel espace [qui reste encore à trouver pour y exposer les œuvres], il n'aura pas le caractère symbolique, unique, du lieu..." La famille de l'artiste ne s’interdit pas désormais de présenter les œuvres dans une ville autre que Paris. Une perte non négligeable pour le patrimoine de la capitale.

À ce jour, la municipalité n'a fourni aucune réponse sur les raisons d’une telle transformation de l’atelier Schöffer.

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