lundi 21 août 2023

QUI DONC S'APPLIQUE TANT A NIER L'HISTOIRE PARTOUT ET LA NÔTRE BIEN SÛR : LE DOMBASS A ETE OCCUPE HISTORIQUEMENT PAR LES RUSSES POUR SES RICHESSES ECONOMIQUES !

 

LES POINTS SUR LES I A TOUS LES DEMAGOGUES PRO-POUTINE QUI SE JOUENT DE LA PAIX ET COLLABORENT DÉJÀ AU PIRE DANS CE PAYS ! NE COLLABORER AVEC AUCUN IMPERIALISME CAR SON SON ESSENCE C'EST CASSER VOLER ET OPPRIMER LES PEUPLES PAR TOUS LES MOYENS ET SURTOUT BIEN SÛR PAR LA GUERRE ET L'OCCUPATION !
Numéro 4 - 2015 - par Giuseppe Perri -
Si l’Ukraine est une terre de frontière, comme le suggèrerait l’étymologie de son nom et comme le montre sa position au carrefour des peuples, des civilisations et des religions, le Donbass est la frontière de la frontière. Aujourd’hui, il est devenu le champ de bataille entre la Russie et l’Ukraine, entre l’Occident et l’Eurasie.
Articles
L’héritage cosaque, l’immigration massive de la seconde moitié du XIXe siècle, l’industrialisation, l’urbanisation des paysans, les troubles sociaux et les pogromes antijuifs de la période précédant la Révolution de 1917, ont répandu l’idée encore vive aujourd’hui d’une société non structurée et violente. Région particulière, en révolte face au pouvoir central qu’il soit impérial, soviétique, russe ou ukrainien, elle a, en même temps, réussi à jouer un rôle politique qui va au-delà de ses frontières : deux secrétaires généraux du Parti communiste de l’Union soviétique, Khrouchtchev et Brejnev, étaient fils de travailleurs russes immigrés dans le Donbass ; quelques-uns des principaux représentants politiques de l’Ukraine postsoviétique sont également originaires du Donbass et de la région proche de Dnipropetrovsk.
La frontière de la frontière
La région du Donbass tire son nom de la rivière Donets (qui termine son cours dans le Don, actuellement sur le territoire russe). Ces steppes, à l’extrémité orientale de l’espace ukrainien, faisaient partie des dyke pole ou « terres sauvages », c’est-à-dire des régions qui, peu peuplées dans les premiers siècles de l’ère moderne, étaient une zone de transition entre la Rzeczpospolita (le grand État polono-lituanien), la mer Noire et le monde tataro-musulman ; elles étaient, à l’époque, habitées principalement par des Cosaques, ces paysans-soldats qui s’y étaient installés à partir de la seconde moitié du XVe siècle, surtout pour échapper à la servitude.
Les Cosaques défendaient ces terres et, en échange, jouissaient d’une certaine liberté accordée par la Pologne. Ils n’étaient pas seulement des guerriers dirigés par des chefs militaires formés dans les meilleures écoles ; ils étaient aussi l’expression de la renaissance d’une nation ukrainienne et d’une réaction populaire de masse, envers la dure domination sociale imposée par les Polonais. La grande insurrection cosaque de 1648, dirigée par Bohdan Khmelnitski (dont la statue équestre se trouve aujourd’hui dans la ville haute de Kiev, en face de la cathédrale Sainte-Sophie) fut une véritable guerre de libération de l’Ukraine et donna lieu à l’alliance, bien qu’incertaine, entre les insurgés et l’ennemi « héréditaire » tatar, tant les relations avec les seigneurs polonais s’étaient détériorées. Ce tournant dans l’histoire de l’Europe, mérite aujourd’hui une grande attention pour au moins deux importantes raisons : d’un côté, elle fait partie des révoltes du XVIIe siècles qui ont secoué toute l’Europe ; certains ont même comparé Khmelnitski à Cromwell (ils ont d’ailleurs eu des échanges épistolaires), en considérant la révolte cosaque dans le cadre d’un jeu politique continental anticatholique ; d’un autre côté, cette révolte a ouvert le début de la crise polonaise et de l’hégémonie russe sur l’Europe orientale.
Le Donbass, qui correspond aux territoires actuels des oblasts (provinces) ukrainiennes de Donetsk et Louhansk (et aussi à une partie de la province russe de Rostov-sur-le-Don), n’était cependant pas l’épicentre de la vie des cosaques, qui se déroulait principalement dans le dyke pole de l’ouest (zone actuelle des villes industrielles de Zaporijia et de Dnipropetrovsk). Resté peu habité jusqu’à la moitié du XIXe siècle, le Donbass s’est peuplé principalement grâce à la découverte et au début de l’exploitation des gisements de charbon ; c’est pourquoi la région a été la première, en Ukraine, à connaitre un flux d’immigration considérable en provenance de la Russie. Avant la deuxième moitié du XIXe siècle, il n’y avait en Ukraine presque aucune présence russe, mais le pays était peuplé principalement d’Ukrainiens, de Juifs et de Polonais, ainsi que par de nombreuses autres minorités ethniques (Allemands, Tchèques, Bulgares, Grecs, Tatars, etc.).
Le climat rigoureux et insalubre (« plus chaud qu’en Palestine en été et plus froid que l’hiver de Saint-Pétersbourg », avait affirmé en 1908 un ingénieur français), l’approvisionnement insuffisant en eau, les conflits entre Ukrainiens et Russes ont toujours caractérisé la région, qui a, d’ailleurs, une histoire politique tout à fait particulière : non seulement elle est la terre d’origine d’hommes politiques soviétiques de premier plan, mais Ianoukovitch, le président renversé par la révolte d’Euromaïdan est originaire de Donetsk et avait été gouverneur de l’oblast ; d’autre part, Ioulia Timochenko et l’ancien président ukrainien Leonid Koutchma sont originaires de Dnipropetrovsk. Le fait que l’histoire politique de l’Ukraine postsoviétique ait été dominée par des gens de ces régions du sud-est alors que l’homme politique plébiscité par les régions de l’ouest, le Galicien Tchornovyl, un ancien dissident soviétique, est mort dans un « accident » de voiture à la veille des élections présidentielles de 1999, fournit une clé importante pour comprendre les évènements des derniers mois en Ukraine.
Le Donbass impérial et stalinien
Le recensement impérial de 1897 incluait le Donbass dans la goubernia (le gouvernement) d’Ekaterinoslav (aujourd’hui Dnipropetrovsk) ; on comptait 365.000 Russes, 1.456.000 Ukrainiens, plus de 14.000 Biélorusses, 12.000 Polonais et 100.000 Juifs. L’historien ukrainien Petro Lavriv a estimé que le Donbass comptait au total 700.000 habitants en 1897, puis 2 millions en 1920 et 7 millions en 1959. L’immigration russe dans le sud-est de l’Ukraine explique la structure démographique actuelle : une légère majorité de russophones dans les moyennes et les grandes villes et des ukrainophones dans les petites villes et dans les campagnes. En 1926, les Russes constituaient 31,4% des habitants du Donbass et les deux tiers d’entre eux vivaient dans les villes.
La présence juive dans le Donbass a toujours été limitée par rapport à d’autres régions d’Ukraine : ils représentaient environ 2% de la population en 1926 qui ont été presque entièrement exterminés pendant l’occupation allemande de 1941-1943, et aujourd’hui, ils ne représentent plus que 0,2%.
À l’époque, il existait un certain nombre de colonies rurales allemandes, datant du XVIIIe siècle, mais pendant les purges des années trente et pendant la Seconde Guerre mondiale, Staline ordonna l’expulsion de toutes les communautés allemandes, qui ont donc disparu. D’autres groupes ethniques (Bulgares, Grecs, Biélorusses, Polonais, etc.) étaient présents dans la région ; Khrouchtchev, par exemple, qui, jeune homme, avait émigré de Russie, rappelle dans ses mémoires l’habileté des agriculteurs bulgares.
Au total, en 1897, les Russes (y compris les Ukrainiens russifiés ou russophones) représentaient 11,7% de l’ensemble de la population de l’Ukraine tsariste, c’est-à-dire les régions ukrainiennes que l’État russe avait progressivement annexées pendant son expansion vers l’Occident. Des autres régions (la Galice, la Bucovine septentrionale, la Transcarpatie) avaient été attribuées à l’Empire autrichien à l’époque des partages de la Pologne, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Avec l’effondrement de l’empire tsariste, une République ukrainienne indépendante fut proclamée, mais elle ne fut pas reconnue par les bolchéviques qui lui firent la guerre. L’existence d’une Ukraine autonome ou indépendante ne faisait pas partie de leur vision : comme l’avait déclaré en juin 1917 un des dirigeants bolchéviques de l’Ukraine, Gueorgui Piatakov : « La Russie ne peut pas exister sans l’industrie ukrainienne du sucre, du charbon (le Donbass), du blé (les terres noires), etc. Ces industries sont étroitement liées au reste de l’industrie de la Russie. En effet, l’Ukraine ne constitue pas une région économique distincte. » En fait, outre le sucre, la région produit 43% de la production mondiale d’orge, 20% de celle de blé, 10% du maïs, tandis que le développement industriel du Donbass en avait fait la région impériale la plus riche en production minière et métallurgique. En 1913, 15% seulement des produits finis de l’industrie impériale étaient produits en Ukraine, ce qui rendait son économie plus proche de l’exploitation coloniale que de l’interconnexion évoquée par Piatakov. D’autre part, le statut de l’Ukraine à l’époque tsariste était celle d’un ensemble de provinces impériales (les provinces du sud-ouest), gouverné de Kiev par un représentant du tsar et dont l’identité nationale était déniée, parce qu’on parlait d’elle comme de la Petit Russie ; la langue ukrainienne était considérée comme un dialecte et, après la révolte polonaise de 1863, son usage subit plusieurs interdictions.
En dernier recours, le chef militaire de la République ukrainienne de 1918, Simon Petlioura, fit alliance avec la Pologne pour répondre à l’attaque des bolchéviques. Mais les Polonais préférèrent finalement un accord avec les bolchéviques, qui conduisit à la paix de Riga en 1921 et qui attribua une grande partie de l’Ukraine aux bolchéviques, tandis que la Pologne obtint la Galicie et l’ouest de la Volhynie.
La politique des nationalités
Afin d’attirer les nationalités qui faisaient partie de l’empire russe et conformément au principe énoncé par Lénine selon lequel cet empire était une « prison des peuples », une politique ambigüe des nationalités, appelée korenizatsia (ou indigénisation), fut adoptée pendant la première décennie du pouvoir soviétique ; ambigüe, parce que le but était aussi de cataloguer et de gérer la population, selon une perspective typique des puissances coloniales. La Constitution soviétique de 1924 finit par donner au pouvoir central plus de pouvoirs que prévu, de sorte que les Républiques de l’Union avaient les mêmes pouvoirs que les régions russes, alors que le Parti restait centralisé ; l’utilisation des langues nationales dans le système éducatif fut développée, sauf dans l’enseignement universitaire, qui continua à être donné en russe.
Le Parti bolchévique ukrainien était dominé par les Russes (dont beaucoup étaient originaires du Donbass), et Lénine rejeta la création d’une république autonome dans le Donbass. Staline, quant à lui, favorisa la korenizatsia en particulier pour ses alliances avec les principaux bolchéviques locaux, compte tenu également des tendances centralisatrices de Trotski et de ses autres adversaires. La direction du Parti communiste ukrainien, dirigé par l’Allemand Emmanuel Kviring (favorable à la sécession du Donbass) et par son adjoint Lebed (un Russe), était hostile à la korenizatsia ; parmi les employés du gouvernement qui étaient membres du Parti, seuls 18% connaissaient l’ukrainien. Seulement 10 à 15% de la documentation du gouvernement ukrainien étaient en ukrainien.
Dès 1923, une politique en faveur de la langue ukrainienne fut donc entamée : en 1926, 30% des journaux et 50% des livres étaient publiés en ukrainien, une langue dont l’utilisation, on l’a dit, avait été découragée ou interdite par des mesures prises par les autorités tsaristes au cours du XIXe siècle.
En 1927, le pourcentage d’Ukrainiens résidant à Kiev était passé de 27 à 42%. Le nombre d’immigrants ukrainiens dans les villes industrielles du Donbass et d’Ukraine du sud-est augmentait également : à Louhansk, Zaporijia, Kharkiv et à Dnipropetrovsk en 1933, les Ukrainiens représentaient près de la moitié des habitants ; à Stalino (l’actuelle Donetsk), ils représentaient 31% de la population (en 1923, seulement 7% de la population de la capitale du Donbass était ukrainienne) ; les habitants ukrainiens de Louhansk augmentèrent de 21 à 60%, tandis que les Ukrainiens représentaient désormais 36% de la main-d’œuvre de l’industrie minière et métallurgique du Donbass, et 60% du total ukrainien. En aout 1929, il fut possible d’« ukrainiser » le journal d’Odessa et la ville même, l’une des plus russifiées avant la guerre.
Le russe, cependant, continuait à être d’usage courant dans les usines. Pour les travailleurs, il n’existait pas de cours obligatoires d’ukrainien (Staline craignait de perdre le consentement de la classe ouvrière russophone du Donbass), et les immigrants ukrainiens de la campagne acceptaient la domination du russe dans les usines : le pourcentage de travailleurs de l’industrie qui utilisaient la langue ukrainienne couramment en 1929, n’était que de 32%.
La korenizatsia a représenté dans les villes du Donbass un phénomène complexe : les russophones ont subi une sorte de choc linguistique lié à l’ukrainisation de l’administration (une partie des Russes s’est résolue à apprendre l’ukrainien) ; de nombreux paysans et les travailleurs ukrainiens russifiés sont entrés pour la première fois en contact avec leur culture et ont pris conscience de leur propre nationalité, alors que la langue russe restait dominante et que le processus de russification des Ukrainiens urbanisés se poursuivait. Cette complexité explique pourquoi, encore aujourd’hui, à côté des patriotes des deux côtés, nombreux sont ceux qui restent étrangers à la cristallisation nationale et linguistique.
En 1928, Kosior (un Polonais du Donbass, qui n’a jamais appris l’ukrainien) a été nommé premier secrétaire du Parti bolchévique ukrainien, dont la personnalité plus importante était cependant Mykola Skrypnyk, un Ukrainien, qui défendait l’indépendance des républiques et l’ukrainisation ; il sera poussé au suicide en 1934, quand Staline terminera la korenizatsia. La demande d’étendre l’ukrainisation aux nombreuses minorités ukrainiennes en Russie et dans le Kouban (plus de huit millions de personnes selon le recensement de 1926), et la revendication de modifications territoriales en faveur de la République d’Ukraine [1] occasionnèrent une crise de la korenizatsia. Ensuite a commencé une vaste campagne d’ukrainisation des Ukrainiens de Russie incitée par le Soviet des nationalités. Cette politique, dont le protagoniste était Skrypnyk, finit par irriter Staline.
L’obsession étatiste, la volonté d’affaiblir de façon permanente l’opposition paysanne au pouvoir bolchévique, à laquelle s’ajoute une « ukrainophobie [2] » que Sakharov attribuait à Staline, ont conduit à la famine catastrophique de 1932-1933 en Ukraine [3]. En 1931, une circulaire de Mikoyan (inspirée par Staline) adressée aux secrétaires du Parti affirmait que « La question de ce qui reste à manger n’est pas importante. […] Tout d’abord, il faut remplir le plan ». Le 29 décembre 1932, le Politburo ukrainien fut contraint d’émettre un ordre de réquisition des réserves de blé appartenant aux familles : c’était le début de la famine, qui a impliqué au moins 30 millions de personnes et entrainé la mort de 3.000.000 à 7.000.000 d’entre elles en 1932 et 1933, selon les différentes estimations des chercheurs (tous les démographes soviétiques ont disparu dans les purges staliniennes et les données des recensements des années trente n’ont jamais été publiées) [4].
Pendant la famine, les exportations de blé ont continué : en 1932, 1.730.000 tonnes de blé et 1,68 million en 1933. Au début de 1933, les réserves de l’État étaient de plus de 1,8 million de tonnes, mais elles n’ont pas été utilisées pour nourrir les paysans affamés. Le 22 janvier 1933, Staline émit une directive secrète pour empêcher l’exode des paysans des zones de famine. Le lendemain, il fut interdit de vendre des billets de train aux paysans, les condamnant à une mort certaine. En deux mois, 225.000 personnes ont été bloquées. À partir de novembre 1932, le passeport interne, qui devint une institution importante de l’URSS et qui a survécu même à Staline, fut institué ; les kolkhoziens n’avaient pas le droit d’en jouir, et ils se sont trouvés confinés pendant des décennies dans leurs domaines, à l’instar des serfs. Et pour filtrer davantage la population urbaine, un permis de résidence (ou propiska) fut ajouté.
La récolte de 1932 n’était que de 12% inférieure à la moyenne des années précédentes ; en 1936, la récolte était de quantité égale à celle de 1932, mais l’État ne l’a pas confisquée, ce qui a permis d’éviter la famine. Le grand écrivain juif russophone Vassili Grossman, dans Tout passe, a des mots bouleversants : « Le village s’est mis à hurler lorsqu’il a vu sa propre mort. […] Ils gémissaient comme les feuilles sous le vent, comme la paille qui craque. […] J’allais plus loin […] et, de nouveau, j’entendais mais, cette fois, c’était le village voisin qui hurlait. Et j’avais l’impression que toute la terre hurlait en même temps que les hommes [5]. »
Les villes aussi ont été touchées et Kharkiv perdit environ 120000 habitants. Finalement, des régions entières de l’Ukraine périrent, surtout en Ukraine de l’est, en Ukraine centrale et dans le Kouban. Le Holodomor (littéralement l’extermination par la faim) a également décimé la région de Louhansk (rebaptisée depuis 1935 Vorochilovgrad) ; la région de Donetsk fut moins durement touchée. L’émigration de nombreuses familles russes en Ukraine fut favorisée, ce qui allait modifier l’équilibre démographique de ces régions.
La grande famine n’a pas frappé seulement l’Ukraine ; néanmoins, sa forte connotation nationale est manifeste ; par exemple, la Proletarska Pravda du 22 janvier 1930 déclarait que « la collectivisation en Ukraine a pour tâche particulière […] de détruire les bases sociales du nationalisme ukrainien, à savoir l’agriculture menée par les agriculteurs individuels [6]. » Une lettre de Staline à Kaganovitch, le 11 aout 1932, se termine ainsi : « Si nous n’agissons pas immédiatement pour résoudre la situation, nous risquons de perdre l’Ukraine » est décisive. Pour Grossman, les responsabilités sont claires : « Jamais les tsars, ni les Tatars, ni les occupants allemands n’avaient donné un tel ordre : l’ordre de tuer les paysans par la famine en Ukraine, sur le Don, au Kouban, de les tuer eux et leurs enfants. »
Sous Khrouchtchev et Brejnev : la russification
Le Holodomor et la Seconde Guerre mondiale ont été une double catastrophe démographique pour les Ukrainiens. Dans la décennie 1933-1945, les Russes sont passés de 78 millions à 100 millions, tandis que les Ukrainiens de 31,2 à 28, dont 25 millions parlaient ukrainien. Pour affaiblir le nationalisme ukrainien après la Seconde Guerre mondiale, l’immigration russe a été favorisée : le nombre de Russes présents en Ukraine est passé de 4 millions en 1939 (12% de la population) à 7 millions en 1959 (16% du total, comme aujourd’hui) et à 21,1% en 1979. Dans le Donbass, le nombre d’Ukrainiens passa de 65,4% en 1926 à 53,7% en 1979, tandis que le nombre de Russes a crû de 25,7% à 43,4%. Dans l’ouest de l’Ukraine, les Russes ont augmenté jusqu’à 5% de la population. Pour la première fois de son histoire, le territoire de l’Ukraine s’est transformé : de multinational, il est devenu binational. Il convient également de noter que parmi les citoyens soviétiques qui ont préféré ne pas retourner en URSS à la fin de la guerre, plus de 50% étaient des Ukrainiens. Ils faisaient partie des Ostarbeiter (les travailleurs forcés utilisés en Allemagne) ou des prisonniers dans les camps nazis ; il y avait aussi un nombre plus restreint de ceux qui avait combattu dans les formations russe (l’armée de Vlasov) et ukrainienne antisoviétiques, alliées des Allemands.
La campagne de russification sous Brejnev a eu des résultats importants : les périodiques publiés en ukrainien qui représentaient 46% sont tombés à 19% entre 1969 et 1980, tandis que les livres ont baissé de 60 à 24%, entre 1958 et 1980. Au cours de la mpeme période, le nombre d’Ukrainiens russophones et le nombre de bilingues ont connu une augmentation. équivalente. Un fait intéressant à remarquer est l’utilisation de la langue par rapport à l’âge et le rôle de l’école dans la russification : en 1970, 81% des enfants (jusque dix ans) ne parlaient que l’ukrainien, tandis que le pourcentage baissait à 22% parmi les élèves du secondaire (entre seize et dix-neuf ans).
D’autres données témoignent de la croissante russification, entre 1959 et 1979, des Ukrainiens du Donbass, où les Ukrainiens non russophones sont passés, durant les années 1970, d’environ 30 à 20%, alors que les Ukrainiens russifiés ont augmenté de 13,8% à 17,4% ; le nombre d’Ukrainiens bilingues de langue maternelle ukrainienne est resté stable autour de 44%, tandis que les Ukrainiens bilingues qui disaient être de langue maternelle russe ont augmenté de 12,8% à 16,8. Dans le Donbass, l’absence d’université jusqu’à la seconde moitié des années 1960 a contribué à ce phénomène car il n’y avait pas de milieu intellectuel en mesure de garder la culture nationale. C’est pourquoi, la russification des Ukrainiens était en 1979 cinq fois plus élevée que la moyenne nationale (données comparables seulement à celles de la ville de Kiev et de la Crimée) [7].
Pourcentage de Russes en Ukraine par région en 2001
Recensement ukrainien
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Une situation complexe
Cependant, il n’existe actuellement aucune région de l’Ukraine où les Ukrainiens ne sont pas la majorité de la population, à l’exception de la Crimée. Et toutes les régions, en 1991, ont voté en majeure partie pour l’indépendance de l’Ukraine (54% en Crimée), atteignant toujours des taux plus élevés que le nombre de résidents d’appartenance ethnique ukrainienne : grâce au vote favorable de nombreux Russes : 77% des habitants étaient pour l’indépendance dans la région de Donetsk, 84% dans celle de Louhansk et 85% à Odessa. Le recensement ukrainien de 2001 atteste que dans l’oblast de Louhansk, les régions ukrainophones (dans lesquelles la proportion des habitants de langue maternelle ukrainienne est en moyenne de 80%) sont un peu moins nombreuses, tandis qu’à Louhansk et dans les régions les plus densément peuplées prévalent les russophones, dont le nombre total s’élevait à 87% des habitants de l’ensemble de l’oblast. On a, à peu près, la même situation dans l’oblast de Donetsk.
Du point de vue ethnique, la situation est beaucoup plus équilibrée : en 1989, les Russes du Donbass avaient atteint 44% de la population ; mais, en raison du mouvement de retour en Russie qui a touché toutes les anciennes Républiques soviétiques et de la mobilité vers la capitale Kiev, les derniers recensements montrent que, dans le Donbass, les Russes représentent maintenant 38-39% de la population. Dans les villes, par exemple, à Donetsk, ils représentent 48,15% des habitants et les Ukrainiens 46,65%. D’autres nationalités sont peu présentes : il y a environ 80.000 Grecs concentrés dans l’oblast de Donetsk (1,6% de la population), en particulier dans la région de Marioupol, la ville industrielle donnant sur la mer d’Azov. Ils ont été durement persécutés par Staline pendant la guerre. On compte également 60.000 Biélorusses, 30.000 Tatars, 25.000 Arméniens, 9.000 Juifs et 8.000 Azerbaïdjanais (les deux derniers groupes sont présents seulement dans l’oblast de Donetsk).
Dans le reste de l’Ukraine sud-orientale, ces relations se modifient en faveur des ukrainophones, avec un territoire plus vaste habité par les citoyens de langue ukrainienne et une majorité du total des russophones moins importante que les pourcentages de Donbass. Toutes ces données font comprendre que la question nationale et linguistique dans l’Ukraine sud-orientale n’a pas un caractère vraiment territorial, puisqu’on ne peut pas strictement parler de « régions russophones » ou encore moins de « régions russes » ; et cela s’applique également au Donbass, bien que le pourcentage total de russophones y soit très large. Ce phénomène affaiblit considérablement, non seulement le sécessionnisme (qui, déjà faible en soi, mène des actions illégales et violentes), mais aussi le soi-disant fédéralisme.
Le fédéralisme a été souvent agité, en effet, par les autorités russes et par leurs partisans pour contrôler et éventuellement bloquer le processus de prise de décision de l’État ukrainien. Il est possible d’interpréter cela comme une façon de nier le caractère ukrainien des régions avec une majorité de russophones, comme le Donbass ; il s’agit de régions dans lesquelles la langue ukrainienne, déjà en grande difficulté, pourrait succomber et disparaitre sous le poids d’une administration locale totalement russifiée.
Des enquêtes menées chaque année par l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences à Kiev, montrent que le pourcentage des Ukrainiens russophones qui se plaignent de discrimination linguistique a chuté de 8,6% en 1994 à 3,7% en 2012, tandis que le nombre des Ukrainophones qui se sentaient discriminés a augmenté (de 6,8% à 8,4%) ; il s’agit en tout cas de pourcentages minimaux qui réfutent de façon spectaculaire les dangers présumés de discrimination linguistique en Ukraine. Une recherche de 2007 relative à l’utilisation de la langue, menée par le même institut, a établi qu’en Crimée et dans le Donbass le pourcentage de locuteurs qui utilisent seulement l’ukrainien dans la vie privée est de 11,8%, une donnée qui descend à 8,6% si on se réfère à l’usage public ; et, presque certainement, ces chiffres sont encore plus bas pour le seul Donbass, où le pourcentage d’Ukrainophones était inférieur à celui de la Crimée avant son annexion à la Russie.
De surcroit, dans toute l’Ukraine, le pourcentage de ceux qui utilisent uniquement l’ukrainien ou le surjyk (un dialecte qui mélange l’ukrainien et le russe) correspond seulement à 57,2% des familles (53,6% en public) ; si l’on soustrait à cette donnée l’utilisation du surjyk, l’ukrainien semble être une langue utilisée seulement par une minorité de la population totale. Pour comprendre le surdimensionnement de l’utilisation de la langue russe, cette donnée doit être comparée à la donnée relative aux Ukrainiens de langue maternelle russe, qui s’élève à 29% de la population, tandis que les Russes ethniques en Ukraine sont à environ 17%. Par conséquent, la force inhérente à la langue russe est encore très puissante, bien que les écoles donnant les cours uniquement en russe soient en diminution considérable en Ukraine (sauf dans le Donbass).
Toutes ces données font réfléchir sur le caractère souvent instrumental des prétendues attaques à la liberté linguistique en Ukraine. Ainsi, le caractère unique de l’ukrainien comme langue nationale, adopté en 1989 par l’Ukraine soviétique et confirmé par le nouvel État indépendant, dont la Constitution prévoit également la « protection de la langue russe », est en fait une sorte de « discrimination positive » en faveur d’une entité désavantagée. À fortiori, cela s’applique au Donbass. Cependant, la loi de 2012, Kolesnichenko-Kivalov, voulue par le Parti des régions de Ianoukovitch, a accordé le statut de langue régionale à chaque langue parlée par plus de 10% des habitants des différentes régions. Le Parlement central avait voté pour l’abrogation de cette loi immédiatement après la fuite de Ianoukovitch, en février 2014, mais elle n’a pas été promulguée par le chef d’État par intérim, Turchinov. Elle est donc toujours en vigueur.
En ce qui concerne l’économie et la production, le Donbass (en particulier l’oblast de Donetsk) apporte une contribution importante (12,1%) au produit intérieur brut de l’Ukraine, plus élevé que celle des régions de l’Ouest, mais c’est une économie subventionnée en raison de l’obsolescence technologique de ses industries et de ses mines : ainsi l’oblast de Donetsk a reçu en 2013 un tiers de tous les transferts du pouvoir central aux régions, tandis que les entreprises privées ont reçu des subventions et des remboursements d’un tiers supérieur aux impôts payés.
Sur le front politique, le Donbass a joué un rôle important dans la vie de l’État ukrainien indépendant, contribuant de manière significative à l’élection du président Koutchma et de Ianoukovitch. Le Donbass est aussi la patrie et le centre d’activités économiques de l’homme le plus riche d’Ukraine, Rinat Akhmetov, l’oligarque des oligarques, dont les profits proviennent presque entièrement de la gestion des industries du charbon et de la métallurgie de la région, privatisées, mais fortement subventionnées par l’État.
Un sondage effectué peu après l’annexion de la Crimée en mars 2014 par le Pew Research Center montre que 70% de la population ukrainienne s’oppose à la sécession de l’est ; même la majorité des russophones s’y oppose (58%, alors que 27% d’entre eux sont favorables). En revanche, 61% des citoyens de la Fédération de Russie sont désormais convaincus qu’il y a des régions d’Ukraine qui appartiennent à la Russie.
Ce sont des données qui mettent aussi en évidence les graves responsabilités des dirigeants russes qui ont voulu semer le conflit dans cette réalité très imbriquée ; une réalité qui, surtout, avait su gérer elle-même de manière pacifique, pendant des siècles, tout en assurant une cohabitation à tous les groupes ethniques du Donbass. Par contre, la déstabilisation du Donbass a conduit à une guerre terrible et sanglante au cœur de l’Europe ; une guerre qui risque de se transformer en un conflit de longue durée.
La plupart des Ukrainiens veulent maintenir les frontières actuelles. Pourcentage d’Ukrainiens qui pensent qu’il faut rester unis permettre aux régions de faire sécession ne sait pas
Ukraine
[1] Peu de temps après la création de l’URSS, l’Ukraine avait dû céder à la Russie la région du Donbass oriental et celle de Taganrog, sur la mer d’Azov, en obtenant au nord (dans les régions de Koursk et Voronej) seulement la moitié du territoire russe habitée par des Ukrainiens.
[2] A.D. Sakharov, « Progress, coexistence and intellectual freedom », New York, 1968, p. 54.
[3] Donat Carlier, « Holodomor 1933 : le cimetière de la rude école », La Revue nouvelle, octobre 2006 ; Bernard De Backer, « Ukraine. Holodomor, les enjeux d’une reconnaissance tardive », La Revue nouvelle, décembre 2008.
[4] Andrea Graziosi et Nicolas Werth parlent de 5 millions de morts, dont 3,5 en Ukraine.
[5] V. Grossman, Tout passe, 1984, p. 154.
[6] Cité par O. Subtelny, Ukraine. A History, Toronto 2012, p. 416.
[7] Voir B. Krawchenko, « Ethno-Demographic Trends in Ukraine in the 1970s », dans B. Krawchenko (dir.), Ukraine After Shelest, 1983, p. 103-113.





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    LES POINTS SUR LES I A TOUS LES DEMAGOGUES PRO-POUTINE QUI SE JOUENT DE LA PAIX ET COLLABORENT DÉJÀ AU PIRE DANS CE PAYS !
    Numéro 4 - 2015 - par Giuseppe Perri -
    Si l’Ukraine est une terre de frontière, comme le suggèrerait l’étymologie de son nom et comme le montre sa position au carrefour des peuples, des civilisations et des religions, le Donbass est la frontière de la frontière. Aujourd’hui, il est devenu le champ de bataille entre la Russie et l’Ukraine, entre l’Occident et l’Eurasie.
    Articles
    L’héritage cosaque, l’immigration massive de la seconde moitié du XIXe siècle, l’industrialisation, l’urbanisation des paysans, les troubles sociaux et les pogromes antijuifs de la période précédant la Révolution de 1917, ont répandu l’idée encore vive aujourd’hui d’une société non structurée et violente. Région particulière, en révolte face au pouvoir central qu’il soit impérial, soviétique, russe ou ukrainien, elle a, en même temps, réussi à jouer un rôle politique qui va au-delà de ses frontières : deux secrétaires généraux du Parti communiste de l’Union soviétique, Khrouchtchev et Brejnev, étaient fils de travailleurs russes immigrés dans le Donbass ; quelques-uns des principaux représentants politiques de l’Ukraine postsoviétique sont également originaires du Donbass et de la région proche de Dnipropetrovsk.
    La frontière de la frontière
    La région du Donbass tire son nom de la rivière Donets (qui termine son cours dans le Don, actuellement sur le territoire russe). Ces steppes, à l’extrémité orientale de l’espace ukrainien, faisaient partie des dyke pole ou « terres sauvages », c’est-à-dire des régions qui, peu peuplées dans les premiers siècles de l’ère moderne, étaient une zone de transition entre la Rzeczpospolita (le grand État polono-lituanien), la mer Noire et le monde tataro-musulman ; elles étaient, à l’époque, habitées principalement par des Cosaques, ces paysans-soldats qui s’y étaient installés à partir de la seconde moitié du XVe siècle, surtout pour échapper à la servitude.
    Les Cosaques défendaient ces terres et, en échange, jouissaient d’une certaine liberté accordée par la Pologne. Ils n’étaient pas seulement des guerriers dirigés par des chefs militaires formés dans les meilleures écoles ; ils étaient aussi l’expression de la renaissance d’une nation ukrainienne et d’une réaction populaire de masse, envers la dure domination sociale imposée par les Polonais. La grande insurrection cosaque de 1648, dirigée par Bohdan Khmelnitski (dont la statue équestre se trouve aujourd’hui dans la ville haute de Kiev, en face de la cathédrale Sainte-Sophie) fut une véritable guerre de libération de l’Ukraine et donna lieu à l’alliance, bien qu’incertaine, entre les insurgés et l’ennemi « héréditaire » tatar, tant les relations avec les seigneurs polonais s’étaient détériorées. Ce tournant dans l’histoire de l’Europe, mérite aujourd’hui une grande attention pour au moins deux importantes raisons : d’un côté, elle fait partie des révoltes du XVIIe siècles qui ont secoué toute l’Europe ; certains ont même comparé Khmelnitski à Cromwell (ils ont d’ailleurs eu des échanges épistolaires), en considérant la révolte cosaque dans le cadre d’un jeu politique continental anticatholique ; d’un autre côté, cette révolte a ouvert le début de la crise polonaise et de l’hégémonie russe sur l’Europe orientale.
    Le Donbass, qui correspond aux territoires actuels des oblasts (provinces) ukrainiennes de Donetsk et Louhansk (et aussi à une partie de la province russe de Rostov-sur-le-Don), n’était cependant pas l’épicentre de la vie des cosaques, qui se déroulait principalement dans le dyke pole de l’ouest (zone actuelle des villes industrielles de Zaporijia et de Dnipropetrovsk). Resté peu habité jusqu’à la moitié du XIXe siècle, le Donbass s’est peuplé principalement grâce à la découverte et au début de l’exploitation des gisements de charbon ; c’est pourquoi la région a été la première, en Ukraine, à connaitre un flux d’immigration considérable en provenance de la Russie. Avant la deuxième moitié du XIXe siècle, il n’y avait en Ukraine presque aucune présence russe, mais le pays était peuplé principalement d’Ukrainiens, de Juifs et de Polonais, ainsi que par de nombreuses autres minorités ethniques (Allemands, Tchèques, Bulgares, Grecs, Tatars, etc.).
    Le climat rigoureux et insalubre (« plus chaud qu’en Palestine en été et plus froid que l’hiver de Saint-Pétersbourg », avait affirmé en 1908 un ingénieur français), l’approvisionnement insuffisant en eau, les conflits entre Ukrainiens et Russes ont toujours caractérisé la région, qui a, d’ailleurs, une histoire politique tout à fait particulière : non seulement elle est la terre d’origine d’hommes politiques soviétiques de premier plan, mais Ianoukovitch, le président renversé par la révolte d’Euromaïdan est originaire de Donetsk et avait été gouverneur de l’oblast ; d’autre part, Ioulia Timochenko et l’ancien président ukrainien Leonid Koutchma sont originaires de Dnipropetrovsk. Le fait que l’histoire politique de l’Ukraine postsoviétique ait été dominée par des gens de ces régions du sud-est alors que l’homme politique plébiscité par les régions de l’ouest, le Galicien Tchornovyl, un ancien dissident soviétique, est mort dans un « accident » de voiture à la veille des élections présidentielles de 1999, fournit une clé importante pour comprendre les évènements des derniers mois en Ukraine.
    Le Donbass impérial et stalinien
    Le recensement impérial de 1897 incluait le Donbass dans la goubernia (le gouvernement) d’Ekaterinoslav (aujourd’hui Dnipropetrovsk) ; on comptait 365.000 Russes, 1.456.000 Ukrainiens, plus de 14.000 Biélorusses, 12.000 Polonais et 100.000 Juifs. L’historien ukrainien Petro Lavriv a estimé que le Donbass comptait au total 700.000 habitants en 1897, puis 2 millions en 1920 et 7 millions en 1959. L’immigration russe dans le sud-est de l’Ukraine explique la structure démographique actuelle : une légère majorité de russophones dans les moyennes et les grandes villes et des ukrainophones dans les petites villes et dans les campagnes. En 1926, les Russes constituaient 31,4% des habitants du Donbass et les deux tiers d’entre eux vivaient dans les villes.
    La présence juive dans le Donbass a toujours été limitée par rapport à d’autres régions d’Ukraine : ils représentaient environ 2% de la population en 1926 qui ont été presque entièrement exterminés pendant l’occupation allemande de 1941-1943, et aujourd’hui, ils ne représentent plus que 0,2%.
    À l’époque, il existait un certain nombre de colonies rurales allemandes, datant du XVIIIe siècle, mais pendant les purges des années trente et pendant la Seconde Guerre mondiale, Staline ordonna l’expulsion de toutes les communautés allemandes, qui ont donc disparu. D’autres groupes ethniques (Bulgares, Grecs, Biélorusses, Polonais, etc.) étaient présents dans la région ; Khrouchtchev, par exemple, qui, jeune homme, avait émigré de Russie, rappelle dans ses mémoires l’habileté des agriculteurs bulgares.
    Au total, en 1897, les Russes (y compris les Ukrainiens russifiés ou russophones) représentaient 11,7% de l’ensemble de la population de l’Ukraine tsariste, c’est-à-dire les régions ukrainiennes que l’État russe avait progressivement annexées pendant son expansion vers l’Occident. Des autres régions (la Galice, la Bucovine septentrionale, la Transcarpatie) avaient été attribuées à l’Empire autrichien à l’époque des partages de la Pologne, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
    Avec l’effondrement de l’empire tsariste, une République ukrainienne indépendante fut proclamée, mais elle ne fut pas reconnue par les bolchéviques qui lui firent la guerre. L’existence d’une Ukraine autonome ou indépendante ne faisait pas partie de leur vision : comme l’avait déclaré en juin 1917 un des dirigeants bolchéviques de l’Ukraine, Gueorgui Piatakov : « La Russie ne peut pas exister sans l’industrie ukrainienne du sucre, du charbon (le Donbass), du blé (les terres noires), etc. Ces industries sont étroitement liées au reste de l’industrie de la Russie. En effet, l’Ukraine ne constitue pas une région économique distincte. » En fait, outre le sucre, la région produit 43% de la production mondiale d’orge, 20% de celle de blé, 10% du maïs, tandis que le développement industriel du Donbass en avait fait la région impériale la plus riche en production minière et métallurgique. En 1913, 15% seulement des produits finis de l’industrie impériale étaient produits en Ukraine, ce qui rendait son économie plus proche de l’exploitation coloniale que de l’interconnexion évoquée par Piatakov. D’autre part, le statut de l’Ukraine à l’époque tsariste était celle d’un ensemble de provinces impériales (les provinces du sud-ouest), gouverné de Kiev par un représentant du tsar et dont l’identité nationale était déniée, parce qu’on parlait d’elle comme de la Petit Russie ; la langue ukrainienne était considérée comme un dialecte et, après la révolte polonaise de 1863, son usage subit plusieurs interdictions.
    En dernier recours, le chef militaire de la République ukrainienne de 1918, Simon Petlioura, fit alliance avec la Pologne pour répondre à l’attaque des bolchéviques. Mais les Polonais préférèrent finalement un accord avec les bolchéviques, qui conduisit à la paix de Riga en 1921 et qui attribua une grande partie de l’Ukraine aux bolchéviques, tandis que la Pologne obtint la Galicie et l’ouest de la Volhynie.
    La politique des nationalités
    Afin d’attirer les nationalités qui faisaient partie de l’empire russe et conformément au principe énoncé par Lénine selon lequel cet empire était une « prison des peuples », une politique ambigüe des nationalités, appelée korenizatsia (ou indigénisation), fut adoptée pendant la première décennie du pouvoir soviétique ; ambigüe, parce que le but était aussi de cataloguer et de gérer la population, selon une perspective typique des puissances coloniales. La Constitution soviétique de 1924 finit par donner au pouvoir central plus de pouvoirs que prévu, de sorte que les Républiques de l’Union avaient les mêmes pouvoirs que les régions russes, alors que le Parti restait centralisé ; l’utilisation des langues nationales dans le système éducatif fut développée, sauf dans l’enseignement universitaire, qui continua à être donné en russe.
    Le Parti bolchévique ukrainien était dominé par les Russes (dont beaucoup étaient originaires du Donbass), et Lénine rejeta la création d’une république autonome dans le Donbass. Staline, quant à lui, favorisa la korenizatsia en particulier pour ses alliances avec les principaux bolchéviques locaux, compte tenu également des tendances centralisatrices de Trotski et de ses autres adversaires. La direction du Parti communiste ukrainien, dirigé par l’Allemand Emmanuel Kviring (favorable à la sécession du Donbass) et par son adjoint Lebed (un Russe), était hostile à la korenizatsia ; parmi les employés du gouvernement qui étaient membres du Parti, seuls 18% connaissaient l’ukrainien. Seulement 10 à 15% de la documentation du gouvernement ukrainien étaient en ukrainien.
    Dès 1923, une politique en faveur de la langue ukrainienne fut donc entamée : en 1926, 30% des journaux et 50% des livres étaient publiés en ukrainien, une langue dont l’utilisation, on l’a dit, avait été découragée ou interdite par des mesures prises par les autorités tsaristes au cours du XIXe siècle.
    En 1927, le pourcentage d’Ukrainiens résidant à Kiev était passé de 27 à 42%. Le nombre d’immigrants ukrainiens dans les villes industrielles du Donbass et d’Ukraine du sud-est augmentait également : à Louhansk, Zaporijia, Kharkiv et à Dnipropetrovsk en 1933, les Ukrainiens représentaient près de la moitié des habitants ; à Stalino (l’actuelle Donetsk), ils représentaient 31% de la population (en 1923, seulement 7% de la population de la capitale du Donbass était ukrainienne) ; les habitants ukrainiens de Louhansk augmentèrent de 21 à 60%, tandis que les Ukrainiens représentaient désormais 36% de la main-d’œuvre de l’industrie minière et métallurgique du Donbass, et 60% du total ukrainien. En aout 1929, il fut possible d’« ukrainiser » le journal d’Odessa et la ville même, l’une des plus russifiées avant la guerre.
    Le russe, cependant, continuait à être d’usage courant dans les usines. Pour les travailleurs, il n’existait pas de cours obligatoires d’ukrainien (Staline craignait de perdre le consentement de la classe ouvrière russophone du Donbass), et les immigrants ukrainiens de la campagne acceptaient la domination du russe dans les usines : le pourcentage de travailleurs de l’industrie qui utilisaient la langue ukrainienne couramment en 1929, n’était que de 32%.
    La korenizatsia a représenté dans les villes du Donbass un phénomène complexe : les russophones ont subi une sorte de choc linguistique lié à l’ukrainisation de l’administration (une partie des Russes s’est résolue à apprendre l’ukrainien) ; de nombreux paysans et les travailleurs ukrainiens russifiés sont entrés pour la première fois en contact avec leur culture et ont pris conscience de leur propre nationalité, alors que la langue russe restait dominante et que le processus de russification des Ukrainiens urbanisés se poursuivait. Cette complexité explique pourquoi, encore aujourd’hui, à côté des patriotes des deux côtés, nombreux sont ceux qui restent étrangers à la cristallisation nationale et linguistique.
    En 1928, Kosior (un Polonais du Donbass, qui n’a jamais appris l’ukrainien) a été nommé premier secrétaire du Parti bolchévique ukrainien, dont la personnalité plus importante était cependant Mykola Skrypnyk, un Ukrainien, qui défendait l’indépendance des républiques et l’ukrainisation ; il sera poussé au suicide en 1934, quand Staline terminera la korenizatsia. La demande d’étendre l’ukrainisation aux nombreuses minorités ukrainiennes en Russie et dans le Kouban (plus de huit millions de personnes selon le recensement de 1926), et la revendication de modifications territoriales en faveur de la République d’Ukraine [1] occasionnèrent une crise de la korenizatsia. Ensuite a commencé une vaste campagne d’ukrainisation des Ukrainiens de Russie incitée par le Soviet des nationalités. Cette politique, dont le protagoniste était Skrypnyk, finit par irriter Staline.
    L’obsession étatiste, la volonté d’affaiblir de façon permanente l’opposition paysanne au pouvoir bolchévique, à laquelle s’ajoute une « ukrainophobie [2] » que Sakharov attribuait à Staline, ont conduit à la famine catastrophique de 1932-1933 en Ukraine [3]. En 1931, une circulaire de Mikoyan (inspirée par Staline) adressée aux secrétaires du Parti affirmait que « La question de ce qui reste à manger n’est pas importante. […] Tout d’abord, il faut remplir le plan ». Le 29 décembre 1932, le Politburo ukrainien fut contraint d’émettre un ordre de réquisition des réserves de blé appartenant aux familles : c’était le début de la famine, qui a impliqué au moins 30 millions de personnes et entrainé la mort de 3.000.000 à 7.000.000 d’entre elles en 1932 et 1933, selon les différentes estimations des chercheurs (tous les démographes soviétiques ont disparu dans les purges staliniennes et les données des recensements des années trente n’ont jamais été publiées) [4].
    Pendant la famine, les exportations de blé ont continué : en 1932, 1.730.000 tonnes de blé et 1,68 million en 1933. Au début de 1933, les réserves de l’État étaient de plus de 1,8 million de tonnes, mais elles n’ont pas été utilisées pour nourrir les paysans affamés. Le 22 janvier 1933, Staline émit une directive secrète pour empêcher l’exode des paysans des zones de famine. Le lendemain, il fut interdit de vendre des billets de train aux paysans, les condamnant à une mort certaine. En deux mois, 225.000 personnes ont été bloquées. À partir de novembre 1932, le passeport interne, qui devint une institution importante de l’URSS et qui a survécu même à Staline, fut institué ; les kolkhoziens n’avaient pas le droit d’en jouir, et ils se sont trouvés confinés pendant des décennies dans leurs domaines, à l’instar des serfs. Et pour filtrer davantage la population urbaine, un permis de résidence (ou propiska) fut ajouté.
    La récolte de 1932 n’était que de 12% inférieure à la moyenne des années précédentes ; en 1936, la récolte était de quantité égale à celle de 1932, mais l’État ne l’a pas confisquée, ce qui a permis d’éviter la famine. Le grand écrivain juif russophone Vassili Grossman, dans Tout passe, a des mots bouleversants : « Le village s’est mis à hurler lorsqu’il a vu sa propre mort. […] Ils gémissaient comme les feuilles sous le vent, comme la paille qui craque. […] J’allais plus loin […] et, de nouveau, j’entendais mais, cette fois, c’était le village voisin qui hurlait. Et j’avais l’impression que toute la terre hurlait en même temps que les hommes [5]. »
    Les villes aussi ont été touchées et Kharkiv perdit environ 120000 habitants. Finalement, des régions entières de l’Ukraine périrent, surtout en Ukraine de l’est, en Ukraine centrale et dans le Kouban. Le Holodomor (littéralement l’extermination par la faim) a également décimé la région de Louhansk (rebaptisée depuis 1935 Vorochilovgrad) ; la région de Donetsk fut moins durement touchée. L’émigration de nombreuses familles russes en Ukraine fut favorisée, ce qui allait modifier l’équilibre démographique de ces régions.
    La grande famine n’a pas frappé seulement l’Ukraine ; néanmoins, sa forte connotation nationale est manifeste ; par exemple, la Proletarska Pravda du 22 janvier 1930 déclarait que « la collectivisation en Ukraine a pour tâche particulière […] de détruire les bases sociales du nationalisme ukrainien, à savoir l’agriculture menée par les agriculteurs individuels [6]. » Une lettre de Staline à Kaganovitch, le 11 aout 1932, se termine ainsi : « Si nous n’agissons pas immédiatement pour résoudre la situation, nous risquons de perdre l’Ukraine » est décisive. Pour Grossman, les responsabilités sont claires : « Jamais les tsars, ni les Tatars, ni les occupants allemands n’avaient donné un tel ordre : l’ordre de tuer les paysans par la famine en Ukraine, sur le Don, au Kouban, de les tuer eux et leurs enfants. »
    Sous Khrouchtchev et Brejnev : la russification
    Le Holodomor et la Seconde Guerre mondiale ont été une double catastrophe démographique pour les Ukrainiens. Dans la décennie 1933-1945, les Russes sont passés de 78 millions à 100 millions, tandis que les Ukrainiens de 31,2 à 28, dont 25 millions parlaient ukrainien. Pour affaiblir le nationalisme ukrainien après la Seconde Guerre mondiale, l’immigration russe a été favorisée : le nombre de Russes présents en Ukraine est passé de 4 millions en 1939 (12% de la population) à 7 millions en 1959 (16% du total, comme aujourd’hui) et à 21,1% en 1979. Dans le Donbass, le nombre d’Ukrainiens passa de 65,4% en 1926 à 53,7% en 1979, tandis que le nombre de Russes a crû de 25,7% à 43,4%. Dans l’ouest de l’Ukraine, les Russes ont augmenté jusqu’à 5% de la population. Pour la première fois de son histoire, le territoire de l’Ukraine s’est transformé : de multinational, il est devenu binational. Il convient également de noter que parmi les citoyens soviétiques qui ont préféré ne pas retourner en URSS à la fin de la guerre, plus de 50% étaient des Ukrainiens. Ils faisaient partie des Ostarbeiter (les travailleurs forcés utilisés en Allemagne) ou des prisonniers dans les camps nazis ; il y avait aussi un nombre plus restreint de ceux qui avait combattu dans les formations russe (l’armée de Vlasov) et ukrainienne antisoviétiques, alliées des Allemands.
    La campagne de russification sous Brejnev a eu des résultats importants : les périodiques publiés en ukrainien qui représentaient 46% sont tombés à 19% entre 1969 et 1980, tandis que les livres ont baissé de 60 à 24%, entre 1958 et 1980. Au cours de la mpeme période, le nombre d’Ukrainiens russophones et le nombre de bilingues ont connu une augmentation. équivalente. Un fait intéressant à remarquer est l’utilisation de la langue par rapport à l’âge et le rôle de l’école dans la russification : en 1970, 81% des enfants (jusque dix ans) ne parlaient que l’ukrainien, tandis que le pourcentage baissait à 22% parmi les élèves du secondaire (entre seize et dix-neuf ans).
    D’autres données témoignent de la croissante russification, entre 1959 et 1979, des Ukrainiens du Donbass, où les Ukrainiens non russophones sont passés, durant les années 1970, d’environ 30 à 20%, alors que les Ukrainiens russifiés ont augmenté de 13,8% à 17,4% ; le nombre d’Ukrainiens bilingues de langue maternelle ukrainienne est resté stable autour de 44%, tandis que les Ukrainiens bilingues qui disaient être de langue maternelle russe ont augmenté de 12,8% à 16,8. Dans le Donbass, l’absence d’université jusqu’à la seconde moitié des années 1960 a contribué à ce phénomène car il n’y avait pas de milieu intellectuel en mesure de garder la culture nationale. C’est pourquoi, la russification des Ukrainiens était en 1979 cinq fois plus élevée que la moyenne nationale (données comparables seulement à celles de la ville de Kiev et de la Crimée) [7].
    Pourcentage de Russes en Ukraine par région en 2001
    Recensement ukrainien
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    Une situation complexe
    Cependant, il n’existe actuellement aucune région de l’Ukraine où les Ukrainiens ne sont pas la majorité de la population, à l’exception de la Crimée. Et toutes les régions, en 1991, ont voté en majeure partie pour l’indépendance de l’Ukraine (54% en Crimée), atteignant toujours des taux plus élevés que le nombre de résidents d’appartenance ethnique ukrainienne : grâce au vote favorable de nombreux Russes : 77% des habitants étaient pour l’indépendance dans la région de Donetsk, 84% dans celle de Louhansk et 85% à Odessa. Le recensement ukrainien de 2001 atteste que dans l’oblast de Louhansk, les régions ukrainophones (dans lesquelles la proportion des habitants de langue maternelle ukrainienne est en moyenne de 80%) sont un peu moins nombreuses, tandis qu’à Louhansk et dans les régions les plus densément peuplées prévalent les russophones, dont le nombre total s’élevait à 87% des habitants de l’ensemble de l’oblast. On a, à peu près, la même situation dans l’oblast de Donetsk.
    Du point de vue ethnique, la situation est beaucoup plus équilibrée : en 1989, les Russes du Donbass avaient atteint 44% de la population ; mais, en raison du mouvement de retour en Russie qui a touché toutes les anciennes Républiques soviétiques et de la mobilité vers la capitale Kiev, les derniers recensements montrent que, dans le Donbass, les Russes représentent maintenant 38-39% de la population. Dans les villes, par exemple, à Donetsk, ils représentent 48,15% des habitants et les Ukrainiens 46,65%. D’autres nationalités sont peu présentes : il y a environ 80.000 Grecs concentrés dans l’oblast de Donetsk (1,6% de la population), en particulier dans la région de Marioupol, la ville industrielle donnant sur la mer d’Azov. Ils ont été durement persécutés par Staline pendant la guerre. On compte également 60.000 Biélorusses, 30.000 Tatars, 25.000 Arméniens, 9.000 Juifs et 8.000 Azerbaïdjanais (les deux derniers groupes sont présents seulement dans l’oblast de Donetsk).
    Dans le reste de l’Ukraine sud-orientale, ces relations se modifient en faveur des ukrainophones, avec un territoire plus vaste habité par les citoyens de langue ukrainienne et une majorité du total des russophones moins importante que les pourcentages de Donbass. Toutes ces données font comprendre que la question nationale et linguistique dans l’Ukraine sud-orientale n’a pas un caractère vraiment territorial, puisqu’on ne peut pas strictement parler de « régions russophones » ou encore moins de « régions russes » ; et cela s’applique également au Donbass, bien que le pourcentage total de russophones y soit très large. Ce phénomène affaiblit considérablement, non seulement le sécessionnisme (qui, déjà faible en soi, mène des actions illégales et violentes), mais aussi le soi-disant fédéralisme.
    Le fédéralisme a été souvent agité, en effet, par les autorités russes et par leurs partisans pour contrôler et éventuellement bloquer le processus de prise de décision de l’État ukrainien. Il est possible d’interpréter cela comme une façon de nier le caractère ukrainien des régions avec une majorité de russophones, comme le Donbass ; il s’agit de régions dans lesquelles la langue ukrainienne, déjà en grande difficulté, pourrait succomber et disparaitre sous le poids d’une administration locale totalement russifiée.
    Des enquêtes menées chaque année par l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences à Kiev, montrent que le pourcentage des Ukrainiens russophones qui se plaignent de discrimination linguistique a chuté de 8,6% en 1994 à 3,7% en 2012, tandis que le nombre des Ukrainophones qui se sentaient discriminés a augmenté (de 6,8% à 8,4%) ; il s’agit en tout cas de pourcentages minimaux qui réfutent de façon spectaculaire les dangers présumés de discrimination linguistique en Ukraine. Une recherche de 2007 relative à l’utilisation de la langue, menée par le même institut, a établi qu’en Crimée et dans le Donbass le pourcentage de locuteurs qui utilisent seulement l’ukrainien dans la vie privée est de 11,8%, une donnée qui descend à 8,6% si on se réfère à l’usage public ; et, presque certainement, ces chiffres sont encore plus bas pour le seul Donbass, où le pourcentage d’Ukrainophones était inférieur à celui de la Crimée avant son annexion à la Russie.
    De surcroit, dans toute l’Ukraine, le pourcentage de ceux qui utilisent uniquement l’ukrainien ou le surjyk (un dialecte qui mélange l’ukrainien et le russe) correspond seulement à 57,2% des familles (53,6% en public) ; si l’on soustrait à cette donnée l’utilisation du surjyk, l’ukrainien semble être une langue utilisée seulement par une minorité de la population totale. Pour comprendre le surdimensionnement de l’utilisation de la langue russe, cette donnée doit être comparée à la donnée relative aux Ukrainiens de langue maternelle russe, qui s’élève à 29% de la population, tandis que les Russes ethniques en Ukraine sont à environ 17%. Par conséquent, la force inhérente à la langue russe est encore très puissante, bien que les écoles donnant les cours uniquement en russe soient en diminution considérable en Ukraine (sauf dans le Donbass).
    Toutes ces données font réfléchir sur le caractère souvent instrumental des prétendues attaques à la liberté linguistique en Ukraine. Ainsi, le caractère unique de l’ukrainien comme langue nationale, adopté en 1989 par l’Ukraine soviétique et confirmé par le nouvel État indépendant, dont la Constitution prévoit également la « protection de la langue russe », est en fait une sorte de « discrimination positive » en faveur d’une entité désavantagée. À fortiori, cela s’applique au Donbass. Cependant, la loi de 2012, Kolesnichenko-Kivalov, voulue par le Parti des régions de Ianoukovitch, a accordé le statut de langue régionale à chaque langue parlée par plus de 10% des habitants des différentes régions. Le Parlement central avait voté pour l’abrogation de cette loi immédiatement après la fuite de Ianoukovitch, en février 2014, mais elle n’a pas été promulguée par le chef d’État par intérim, Turchinov. Elle est donc toujours en vigueur.
    En ce qui concerne l’économie et la production, le Donbass (en particulier l’oblast de Donetsk) apporte une contribution importante (12,1%) au produit intérieur brut de l’Ukraine, plus élevé que celle des régions de l’Ouest, mais c’est une économie subventionnée en raison de l’obsolescence technologique de ses industries et de ses mines : ainsi l’oblast de Donetsk a reçu en 2013 un tiers de tous les transferts du pouvoir central aux régions, tandis que les entreprises privées ont reçu des subventions et des remboursements d’un tiers supérieur aux impôts payés.
    Sur le front politique, le Donbass a joué un rôle important dans la vie de l’État ukrainien indépendant, contribuant de manière significative à l’élection du président Koutchma et de Ianoukovitch. Le Donbass est aussi la patrie et le centre d’activités économiques de l’homme le plus riche d’Ukraine, Rinat Akhmetov, l’oligarque des oligarques, dont les profits proviennent presque entièrement de la gestion des industries du charbon et de la métallurgie de la région, privatisées, mais fortement subventionnées par l’État.
    Un sondage effectué peu après l’annexion de la Crimée en mars 2014 par le Pew Research Center montre que 70% de la population ukrainienne s’oppose à la sécession de l’est ; même la majorité des russophones s’y oppose (58%, alors que 27% d’entre eux sont favorables). En revanche, 61% des citoyens de la Fédération de Russie sont désormais convaincus qu’il y a des régions d’Ukraine qui appartiennent à la Russie.
    Ce sont des données qui mettent aussi en évidence les graves responsabilités des dirigeants russes qui ont voulu semer le conflit dans cette réalité très imbriquée ; une réalité qui, surtout, avait su gérer elle-même de manière pacifique, pendant des siècles, tout en assurant une cohabitation à tous les groupes ethniques du Donbass. Par contre, la déstabilisation du Donbass a conduit à une guerre terrible et sanglante au cœur de l’Europe ; une guerre qui risque de se transformer en un conflit de longue durée.
    La plupart des Ukrainiens veulent maintenir les frontières actuelles. Pourcentage d’Ukrainiens qui pensent qu’il faut rester unis permettre aux régions de faire sécession ne sait pas
    Ukraine
    [1] Peu de temps après la création de l’URSS, l’Ukraine avait dû céder à la Russie la région du Donbass oriental et celle de Taganrog, sur la mer d’Azov, en obtenant au nord (dans les régions de Koursk et Voronej) seulement la moitié du territoire russe habitée par des Ukrainiens.
    [2] A.D. Sakharov, « Progress, coexistence and intellectual freedom », New York, 1968, p. 54.
    [3] Donat Carlier, « Holodomor 1933 : le cimetière de la rude école », La Revue nouvelle, octobre 2006 ; Bernard De Backer, « Ukraine. Holodomor, les enjeux d’une reconnaissance tardive », La Revue nouvelle, décembre 2008.
    [4] Andrea Graziosi et Nicolas Werth parlent de 5 millions de morts, dont 3,5 en Ukraine.
    [5] V. Grossman, Tout passe, 1984, p. 154.
    [6] Cité par O. Subtelny, Ukraine. A History, Toronto 2012, p. 416.
    [7] Voir B. Krawchenko, « Ethno-Demographic Trends in Ukraine in the 1970s », dans B. Krawchenko (dir.), Ukraine After Shelest, 1983, p. 103-113.

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